Taidan Corner #7 : Sullivan Rouaud, directeur éditorial [mars 2021]

Deuxième interview inédite et exclusive du Taidan Corner, et aujourd’hui on bascule dans le monde du manga ! On est très heureux de vous proposer cet échange fleuve avec Sullivan Rouaud, directeur éditorial d’abord d’HiComics puis maintenant dans le manga, avec son nouvel éditeur Mangetsu qui se lance au printemps 2021. Plus que simplement discuter de la stratégie et des titres à venir de Mangetsu (comme Ao Ashi), nous avons voulu évoquer avec lui la façon dont se gère un petit éditeur naissant, la situation particulière de Mangetsu (petit éditeur mais appartenant aux indépendants de Bragelonne, et distribué par Hachette), Junji Itô et son acquisition, et aussi de façon plus générale l’état actuel du secteur en France. Cela donne un entretien assez fleuve, avec un vrai passionné et quelques digressions intéressantes… Bonne lecture !

Ça dépend des périodes. En ce moment, et depuis 6 mois, oui beaucoup ! D’autant plus que j’ai un autre projet à côté, puisque je scénarise une BD avec le youtubeur Alt-236 et dessinée par Mehdi Chamsa, et j’ai aussi la casquette de scénariste sur un autre projet à côté qui n’est pas encore annoncé. Donc en ce moment ça fait vraiment beaucoup, parce qu’il y a une accélération chez Mangetsu aussi, autant du côté public (on devait présenter la collection aux librairies et au public en janvier) que du côté de la production. Là, il y a un quart d’heure je viens de recevoir la couverture française finale du Mandala de Feu par exemple. Comme c’est le même graphiste qui nous fait tous les logos et tous les visuels, et qu’on bosse avec une équipe réduite, tout est une succession d’urgences et de planning un peu décalés. C’est vachement énergivore en plus de prendre beaucoup de temps.

Et en même temps, tout avance hyper bien, donc on sait pourquoi on bosse ! Effectivement, j’ai hâte que ça se calme un peu avec la sortie des premiers titres, paradoxalement, parce qu’on aura notre rythme de croisière avec l’équipe de prod. Comme tout est une première fois (les formats, les tomes 1…), tu te prends un million de tests dont le calibrage va impacter des années de sorties. Donc on a beaucoup de décisions fortes à prendre et en parallèle je travaille intensément sur 2022 pour mes deux labels, en enchaînant les calls avec les agents américains et japonais. 

Et puis avec le Covid, en effet c’est la merde,  parce qu’avec les agents – notamment pour les comics, au Japon c’est différent – normalement tu as des échanges de mails dans l’année puis tu les vois en salons pour entériner les négociations et ça va beaucoup plus vite. Quand tu fais tout par mail, c’est plus lourd et procédurier, tu n’as pas le moment où tu te tapes dans la main autour d’une bière pour dire « OK, on y va ensemble ».

  • Et puis même en visio, ça doit rester très impersonnel.

Complètement. En plus, beaucoup d’agents ont changé, comme c’était la crise dans l’industrie américaine en 2020 dans pratiquement toutes les maisons d’édition. Par chance, c’est souvent des gens qu’on connaissait aussi avant, mais nouer des relations comme ça c’est hyper dur.

Avec le Japon, dans tous les cas c’est beaucoup de mails, sur un temps long, donc ça même hors-Covid ça ne bouge pas. Enfin je crois, j’apprends aussi aussi sur le tas. (rires)

  • Justement, on sait que tu as un gros passif de journaliste et d’édition de comics, mais aussi que tu es un gros fan de manga. Qu’est-ce-que tu vois comme différence de philosophie entre éditer des comics et éditer des mangas aujourd’hui ? Est-ce que tu l’envisages de la même façon ?

Pas du tout, non ! C’est même un peu schizophrène au quotidien, c’est vraiment très différent à tous les étages. Et ce à la fois du côté plus « métaphysique » des choses, où tu n’as pas du tout le même type de relations avec les gens, et aussi du côté des « process » où ce n’est pas du tout pareil. Avec le Japon c’est beaucoup plus « quadrillé », on va dire, avec des histoires de contrôle de copyrights, de formats, etc. Il y a beaucoup plus de règles, tout simplement.

Là où ça peut se ressembler, c’est dans la production de notre côté. Par exemple, mon lettreur pour Mangetsu, Martin [Berberian] de BlackStudio, il est aussi lettreur pour HiComics. Donc du côté purement « BD » des deux labels, tu peux bosser avec des gens en commun.

Mais sur la façon d’envisager le lectorat ou la communication, on ne le fait pas du tout de la même manière. C’est bêtement systémique : les comics c’est entre 6 et 10% du marché de la BD en France, le manga c’est quasiment 50%. Donc forcément, tout est différent autour de ça. Par exemple, Mangetsu sollicite beaucoup plus de titres que HiComics au quotidien, pareil pour les sollicitations des lecteurs. Le nombre de trucs qu’on me conseille d’éditer en manga… c’est de la folie furieuse ! (rires)

  • Tous les éditeurs de manga en France prennent ça ! Même les vieux… (rires)

Oui, et puis des fois c’est très cool pour moi de voir des communautés se monter sur des séries assez récentes, ou bien sur des titres pour lesquels j’ai fait une offre mais que je n’ai pas eu, dont je sais qu’ils vont sortir un jour en français d’ici genre 6 mois/1 an. Et je sais qu’il y a de la joie qui va sortir de ça aussi.

Mais tu vois, ça, en comics ça ne m’arrive jamais. Genre, zéro. Personne ne vient jamais me recommander des titres ! Ou alors c’est dans un cercle « semi-privé », via des gens que tu connais du boulot, ou avec qui tu vas – enfin, tu allais – boire des coups…

  • Oui, ça venait de l’industrie en général, plutôt.

Voilà, exactement. Ou bien genre de journalistes, de podcasteurs, qui viennent te voir. Je sais que These Savages Shores, on l’avait repéré comme ça par exemple. On m’en a parlé puis je suis tombé sur le tout petit stand de la maison d’édition à San Diego, on est allés boire un verre et un an plus tard on publiait l’album en français. 

  • Dès les premières annonces de Mangetsu, on a ressenti une certaine envie de brasser les époques et les genres. C’est quelque chose qu’on retrouve finalement chez pas mal des nouveaux éditeurs de manga en France. J’ai compté 9 nouveaux éditeurs de manga lancés depuis 2018, sans compter le numérique. Comment on se démarque, ou comment on essaye de se démarquer quand on est un nouveau venu dans le manga en 2021, et faire que les gens vont garder le nom « Mangetsu » par exemple ?

Pour moi, il y a trois axes pour se démarquer. Déjà, il y a l’axe éditorial pur, le cœur de mon métier : quels bouquins on va publier. C’est basique mais c’est l’idée simple qui va lier directement l’éditeur à ses lecteurs, depuis que ce métier existe.

Puis il y a l’axe industriel, où tu dois réfléchir à comment exister en fonction de ta distribution. Nous on est distribués par Hachette, donc au niveau des très gros acteurs que sont Pika, Kana, Ki-oon, Kurokawa, Glénat, Delcourt, tout ça. Mais en même temps, on a pas du tout le budget de ces gens-là pour autant et on est beaucoup plus proches de ceux qui sont arrivés récemment que tu mentionnais, les Noeve, Meian, etc. Donc on a un côté un peu bipolaire là-dedans, parce qu’on est avec Bragelonne qui reste une très grande maison d’édition. C’est une grosse machine mais je reste tout seul aux manettes avec les gens qui m’aident en interne.

Enfin, le troisième axe pour se démarquer, c’est celui de la communication, de la direction artistique, en gros de ce qui fait la voix de ta collection. C’est bien d’avoir les bouquins, mais si tu les édites n’importe comment, c’est pas cool, donc tu dois étudier comment tu peux te démarquer sur les formats, la DA, la communication… Chez Mangetsu par exemple, la réponse est simple : on est vraiment « système D », et moi j’ai toujours travaillé comme ça. Les gens qui bossaient avec moi sur ComicsBlog sont les mêmes qui bossent avec moi sur HiComics et sur Mangetsu. La DA des deux labels est pensée par Flavien [Guilbaud] que je connais depuis 15 ans maintenant. 

  • En gros, ça aide aussi d’avoir des « réflexes » à ce niveau.

C’est ça. J’ai ma petite équipe de « soldats sûrs » que je sais que je peux appeler peu importe le projet. On sait qu’on a pas trop de budget, mais que c’est un lancement. C’est bipolaire aussi là-dessus, parce que tu sais que tu dois mettre de l’argent pour lancer le truc mais tu ne peux pas gaspiller le moindre euro, d’autant qu’à part HiComics, tu as fait zéro preuve dans l’industrie. Surtout dans une maison comme Bragelonne pour qui chaque sortie compte directement en termes de revenus. Si Mangetsu bide dans quelques mois, la collection ne survivra pas longtemps après je pense, mais c’est le jeu. 

  • C’est le problème qu’ont tous les micro-éditeurs qui se lancent comme ça, je pense. Même par exemple Vega qui s’est fait racheter par Dupuis récemment, tu sens qu’ils pourraient être en galère assez vite. Et même un éditeur comme Noeve, ils se lancent avec des gros titres, mais ils n’ont « rien » au départ. Il y a tellement de choses sur un tout petit temps que c’est un très gros risque pour tous ceux-là, surtout en ce moment.

Pour le coup, je pense que les situations de Vega et Noeve sont quand même assez différentes. Vega, c’est un ancien du monde du manga [Stéphane Ferrand], qui fait des vrais choix d’éditeurs dans une « maison d’éditeurs ». Peleliu, Le Bateau de Thésée, etc., des super séries, mais dans un marché saturé pour ce type de séries, donc ça a toussoté un peu. Mais là depuis le rachat par Dupuis, le projet est assez cool, avec des co-créations européennes/japonaises, etc. Ce sera un autre Vega, il y aura celui qui sort ses séries et celui qui fait de la création « made in Dupuis », avec en plus tous les Webtoon qu’ils vont récupérer via leur Webtoon Factory. Le tout amené par Stéphane Beaujean, le directeur artistique d’Angoulême, qui va sans doute faire des trucs supers artistiquement, même si on n’assiste toujours pas au changement de cap éditorial tant attendu mais qui arrive, j’en suis sûr. 

Alors qu’à côté Noeve, ils viennent des « beaux livres », du monde de l’art… Leur façon de se démarquer est du coup assez naturelle, avec des beaux ouvrages comme Veil. Donc je m’en fais pas trop pour eux non plus, ils sont bien engagés sur leur voie.

Un bon exemple aussi, c’est Meian, où tu as des gens qui viennent des boutiques, qui connaissent bien le monde de l’industrie culturelle*. Ils font de l’édition parce que ce sont des passionnés, ils font le gros coup Kingdom, ils y arrivent bien, et aujourd’hui ils peuvent se faire plaisir à sortir plein de choses que les gens voulaient.

C’est le modèle auquel j’aspire le plus avec Mangetsu. C’est un modèle un peu « enfant des années 80 et 90 », avec de l’ancien et du nouveau, comme tu le disais tout à l’heure. J’ai du respect pour les deux. Par exemple Junji Itô, bon, est-ce que c’est de l’ancien ? Il y a une hype très récente commercialement, mais ça fait bientôt 30 ans qu’il est là. Et puis c’est naturel pour un éditeur de vouloir publier pour plusieurs catégories d’âge. Par exemple, j’aimerais beaucoup publier du Ishinomori. Parce que Tezuka, j’ai regardé ce qu’il restait de dispo, il y a des choses super mais tous les gros morceaux sont déjà sortis chez Delcourt-Tonkam et ce qui reste est relativement casse-gueule, on va pas se mentir. Alors qu’Ishinomori, il reste plein de trucs à faire, et c’est un géant absolu du manga. C’est sûr que là, c’est purement du patrimonial, donc ils ne pourront sortir que si on s’installe vraiment dans le secteur. Sinon mes patrons ne me laisseraient pas faire, car le potentiel commercial est trop réduit comparé à Junji Itô, par exemple.

Quant à la nouveauté, c’est le jeu de l’industrie : c’est là qu’on doit se voir comme une grosse maison type Pika ou Glénat. On lance un gros shônen, et on continue à aller en chercher avec une grosse curation. Après moi j’ai des références de titres dans des sous-genres qui me plaisent à mort, bien sûr, comme le manga de sport ou d’autres – et sur lesquels on travaille !

Bref, c’est tout ça qui fait qu’on peut se démarquer à terme, mais on ne peut pas vraiment le faire juste sur une première année.

[* : Meian a été lancé en 2017/2018 comme label manga du groupe IDP Home Video, gros éditeur français d’animation japonaise.]

  • Une question un peu liée à ça, justement : on parlait du fait de viser large en âge et en genre, mais malgré le fait que beaucoup d’éditeurs varient leurs sorties, on a l’impression que dans l’imaginaire collectif, la communication, ou même ce que les non-lecteurs pensent du manga, cela resterait soi-disant un loisir plutôt de mecs entre 12 et 25 ans. Alors qu’on sait que le public est bien plus large que cela ! Comment on s’extrait de ce carcan, vu que j’imagine que Mangetsu vise au-delà de ce stéréotype ?

Le problème, c’est que quand t’es un éditeur industriel, c’est dur de s’extraire de cette vision, parce que t’es obligé de sortir du shônen et du seinen qui dominent vraiment beaucoup. On parle de 80% du marché, donc ça va être assez logique que ça représente 80% de ton catalogue ou de tes ventes si tu te veux une maison grand public. Moi en l’occurrence c’est une inclination naturelle que d’aller vers ces deux genres-là, parce que j’adore ça, donc je vais pas non plus m’interdire d’en publier sous le prétexte de vouloir ouvrir le lectorat à tout prix. C’est un savant dosage.

Toutefois ça reste un truc qui m’est cher, notamment chez HiComics avec le sujet des lectrices et les thématiques d’émancipation/empowerement que j’essaie d’apporter, vu que le milieu des comics est bien plus masculin que celui du manga. Dans le manga on a la chance d’avoir beaucoup de lectrices de base, et je sais qu’elles seront une grosse part du lectorat de nos séries dites “pour jeunes garçons”. Ma femme, qui n’aime pas le foot, a beaucoup aimé Ao Ashi par exemple. Alors que quand elle aime pas un truc (genre les comics, elle s’en fout de ce que je peux faire sur HiComics) elle me le dit cash donc je sais que c’est sincère. (rires) J’ai du coup aussi testé avec mes belles-sœurs, qui sont ados, et qui ont adoré aussi. Alt236, pourtant pas du tout versé dans les thèmes d’Ao Ashi, m’en a fait des éloges aussi. 

Bref, je veux surtout pas tomber dans le cliché de dire « Mangetsu Life [la collection « tranche-de-vie » de Mangetsu] c’est notre catalogue pour les femmes », pareil pour ce qui arrivera dans une collection shôjo. Parce que c’est juste pas vrai : j’ai envie d’avoir plein de lecteurs masculins sur « Life » et plein de lectrices sur « Shônen » et « Seinen ».

Évidemment, en voyant les images de Panda Detective Agency ou de Tout au bout du quartier, tout de suite des gens vont se dire « OK, c’est taillé pour le lectorat féminin », mais non ! Et Sawae Pump est un auteur formidable.

  • C’est justement un peu de ça dont je voulais parler. Parfois on a l’impression que les gens se disent ce genre de trucs, parce que la communication s’axe dessus, et ça fait un cercle vicieux. Les gens se disent qu’un truc « est pour les mecs », et en même temps on n’a l’impression qu’on ne s’adresse qu’à eux.

Oui, je pense qu’il y a un effet de loupe très important qui est en cause aussi, sur ce qu’on voit et qui nous est matraqué au quotidien sur les réseaux sociaux, etc. Donc bien sûr que les éditeurs vont matraquer sur les trucs qui se « matraquent bien », qui sont déjà markétés, acquis aux yeux du public. C’est comme ça que tu peux cartonner sur du One Piece, du Naruto… C’est pareil dans toutes les industries d’ailleurs, on en pousse que des succès déjà pré-faits. Ça s’explique de plein de manières un peu techniques sur l’organisation du travail et la culture du résultat, c’est bien triste mais c’est comme ça. 

  • Oui, dans le sens où on va chercher « le nouveau X » plus qu’autre chose.

Exactement. On a des marques très fortes qui se créent aussi parfois, des Promised Neverland, Jujutsu Kaisen, Demon Slayer. Donc évidemment tu communiques sur celles-là, mais elles ont des courbes d’exponentialité tellement énormes sur le marché que quand tu communiques sur d’autres titres, ça ne se voit pas, chez personne, et c’est là que s’enclenche l’effet de loupe pour tout le monde. Tous les éditeurs préparent de la communication sur plein de titres différents et très variés, c’est juste qu’on y prête moins attention, parce que ces mêmes éditeurs y mettent moins de cœur, parce que moins de budget, parce qu’il y a des “grosses prios” à sortir à côté, etc.

C’est pour ça que parfois il faut aller défendre tes petites pépites dans des podcasts, des interviews… Parce qu’en vérité, la culture de « l’indé » en manga chez nous, elle est vraiment dépositaire des 30 ans et plus. Directement on va penser IMHO, Lézard Noir et un peu chez Casterman aussi récemment avec Maruo, voire à des créations comme ce que fait le Lézard Noir avec Eldo Yoshimizu. Enfin, tout le Lézard Noir de façon générale. (rires) Mais en fait, tout le monde en a dans son catalogue, c’est juste que ces éditeurs-là y arrivent mieux parce que c’est leur cœur de métier, leur cœur de cible et ils le font de manière excellente.

Et ça, malheureusement, c’est une constante purement industrielle. Les grosses maisons vont toujours markéter plus des trucs qui sont déjà pré-vendus, pré-mâchés, pré-faits, hyper facile à gérer, avec un anime derrière… Et le pire, c’est que ce sont très souvent des séries qui sont extrêmement bonnes, surtout quand elles viennent du Japon, où la culture de l’excellence ne s’abaisse pas au niveau du “mass market”, à l’inverse des américains par exemple.

  • Quelque part ma question était plutôt fataliste, c’était plutôt : est-ce qu’il y aura un jour une issue à ça, qui serait moins déséquilibrée ?

Je pense que l’issue on l’a déjà en partie, parce qu’on a en France de très bonnes maisons d’édition indépendantes. On a une chance de fou furieux chez nous. Donc on devrait surtout chérir ça ! Il faut d’autant plus donner de la force à ces petites maisons-là, et/ou à des projets un minimum passionnés. Parce qu’une maison comme Ki-oon, OK, aujourd’hui ce sont des mastodontes, mais ils sont absolument passionnés par leur travail, toujours indépendants après tant d’années et c’est donc important de leur donner de la force aussi, tu vois l’idée ? Pareil pour Kurokawa, Greg [Grégoire Hellot, directeur éditorial] c’est un gros passionné, avec une curation géniale, même s’il est au service d’un groupe gargantuesque, quand c’est bien fait il faut savoir le dire. 

Il faut donner de la force à ces projets-là plutôt que d’aller acheter je-sais-pas-quelle-nouveauté day one parce que c’est du Shônen Jump et que ça gratte forcément son quart d’heure de gloire à un moment. Combien de grosses séries d’hier sont aux oubliettes aujourd’hui ?

Mais de manière générale (c’est très français), on est super exigeants avec tout et tout le monde alors qu’on a un écosystème juste divin pour le manga, n’importe quel passionné italien, espagnol ou allemand se damnerait pour savoir parler français et accéder à notre marché et à tous ceux qui l’animent (presse, blog, libraires, influenceurs et j’en passe). 

  • Il ne faudrait pas non plus s’interdire d’acheter des trucs qu’on aime bien. C’est difficile de trouver la limite mais c’est vrai qu’on a parfois tendance à ne pas trop aller voir ailleurs.

C’est ça. Par exemple, Dr. Stone, personnellement ça ne me parle pas, et le phénomène me passe complètement au-dessus. Mais à la fois j’adore Boichi, donc je le lis pour ça, et je me dis que ça peut être suffisant comme motif pour le lire ? Et peut-être que c’est pour ça que ça se vend très bien.

C’est aussi que les Japonais, ils envoient trop de frappes cadrées. Ils publient beaucoup de titres trop bien et hyper prenants dans ces genres-là, qui deviennent directement des grosses licences… Regarde le fight qu’on a aujourd’hui ! Sur le marché, actuellement, c’est inédit : Dragon Ball est toujours aussi vivant; One Piece c’est de la folie; Naruto a fait sa meilleure année l’année dernière; Bleach on en reparle avec Burn the Witch, et je serais Glénat je dégainerais fissa une kanzenban [édition complète]Slam Dunk est revenu; Yu Yu Hakusho revient…

  • Et puis il y a un vrai renouveau notamment du Jump ces 4-5 dernières années, qui est complètement hallucinant.

Mais oui ! Tu dois gérer à côté les nouvelles séries qui explosent, les My Hero Academia, Jujutsu Kaisen, Promised Neverland, l’Attaque des Titans, Demon Slayer qui est un phénomène jamais vu, One-Punch Man aussi en Occident, Spy x Family plus récemment…

  • Chainsaw Man aussi…

Exactement. Tu as vu tout ce qu’ils se tapent aujourd’hui ? C’est abusé, le marché est colossal, rempli de pépites de shônen en tous genres. Et si t’étends à des trucs comme Berserk qui vendent des millions aussi… Laisse tomber. Les 25 premières places du marché sont prises d’office. Vraiment. Il y a juste trop de trucs qui tournent trop bien, qui ont grand maximum 25 ou 30 ans d’âge… Et le pire c’est qu’il y en a encore d’autres frappes atomiques à ramener du Japon derrière !

Donc c’est pour ça qu’on a cette impression générale de “culture shônen / ultra mainstream” qui domine. Après je pense pas qu’il faille être fataliste, parce que c’est pas vraiment très « grave ». Je pense qu’il faut s’inspirer du succès de ces titres-là pour tout le reste. Aujourd’hui les éditeurs, tu l’as dit tout à l’heure, ils visent plutôt autour de 13-14 ans, parce que c’est le public qui commence à dépenser de l’argent dans le manga, et ces séries-là elles sont taillées pour plaire aux adolescents ou pré-adolescents – bon, à part peut-être Chainsaw Man. (rires)

Donc entre ça, l’argent des parents, les parents qui continuent à lire du shônen… Et puis, il faut le dire aussi, on vit dans un âge d’or du shônen. Une série comme L’Atelier des sorciers, qui n’est peut-être même pas dans ce top 25, c’est incroyable aussi ! Un truc comme Drifting Dragons, pareil. On pourrait en lister pendant des heures, j’en oublie plein. Il faut se servir de tous ces titres comme des aspirations pour passionner les jeunes. Très franchement, j’hallucine déjà quand je vois la culture manga des lecteurs de 17-18 ans aujourd’hui. Elle est bien plus élevée, plus précise, plus soignée qu’à mon époque ou même qu’à la tienne !

Du coup, je pense qu’il y a de la place pour plein d’autres titres. Il y a une vraie scène, un vrai lectorat de fans de manga qui veulent des titres « différents », qui sont par exemple actifs sur les réseaux sociaux, et qui peuvent t’assurer suffisamment de ventes pour qu’un tel titre vive sa petite vie, en tout cas.

On peut être fataliste si on est idéaliste, mais je pense que franchement, à ce niveau-là, en France on mange très, très bien. D’ailleurs j’en ai parlé il y a deux jours avec la boss de la plus grosse agence littéraire japonaise, je lui disais que j’avais entendu que les USA regagnaient des parts de marché sur la France dans le manga. Elle m’a répondu « Non non non, même en business pur, vous êtes numéro 2 dans tout ce que vous sortez ». Maintenant, même pour des titres de chez Shogakukan, tu fais une offre pour un bouquin qui a trois chapitres mais le truc est déjà vendu, c’est dingue. Avant ça c’était que chez Shueisha, dès que c’était un titre pas trop ancré dans la culture japonaise ça partait très vite, mais maintenant c’est pareil chez d’autres gros éditeurs comme Shogakukan ou Kôdansha parce qu’il y a énormément de compétiteurs sur le marché. Et comme je le disais, il reste des trucs géniaux pourtant…

  • Oui, c’est fou. Je pense qu’on sort, quoi, 20% de ce qui vient des gros éditeurs japonais ? Moins que ça ?

Quelque chose comme ça oui, mais je pense qu’en termes de qualité on doit pas être loin de sortir tout ce qui « mérite » vraiment de sortir dans ces grosses maisons. Il y aura toujours des pépites en « indé » ou sur le net, mais ça demande une curation très différente, qui elle-même appelle une nouvelle typologie d’éditeurs, sans parler de la transformation numérique très forte qui s’opère en Asie.

  • Ou bien des trucs de niche, qui ne sortent pas souvent chez nous.

C’est vrai, et encore, les niches sont très bien occupées en France. On a par exemple une scène ero-guro et horreur qui revient fort, je pense ! Encore une fois, on mange trop bien chez nous, il faut s’en rendre compte et ensuite s’intéresser à comment les projets sont faits, par qui et essayer de soutenir les bonnes initiatives.

D’ailleurs justement, on pourrait nous dire « vous êtes de trop » pour Mangetsu. Mais on a :  Ao Ashi, qui est un shônen de malade, j’insiste; Junji Itô qui est réclamé depuis longtemps avec plein de chefs-d’œuvre (et qui fait n°1 des ventes aux USA en ce moment, c’est n’importe quoi), une vraie curation et une vraie volonté de faire les choses bien ; Keiji qui est une série culte du Jump au Japon et qui n’était plus éditée depuis longtemps. Et puis les autres petites pépites, et ce qu’on a pas encore annoncé… Même le second shônen qu’on annoncera le mois prochain, c’est inexplicable que ce ne soit pas déjà sorti en français, c’est taillé pour trouver un large public. Je vais pas te dire que c’est le meilleur truc de l’univers, mais c’est un putain de très bon shônen qui peut trouver un public qui kiffe trop lire ce genre de séries, moi le premier.

Je pense à un truc comme Valkyrie Apocalypse chez Ki-oon, qui pourrait paraître complètement neuneu comme ça, qui est un titre de baston entre des dieux, avec genre Benjamin Franklin contre Poséidon, des fights super over-the-top, tout ça. C’est un plaisir de fou à lire. Bah notre shônen c’est la même chose, mais avec un format plus nekketsu basé sur un héros, donc plus aventureux, un truc de sabreurs. Avec vraiment un système d’espèces de « boss » qui vient se mélanger avec de l’histoire réelle réarrangée à la « sauce shônen », hyper-dynamique, et tout. Et c’est une licence qui a un anime sur Crunchyroll. Ça aurait pu grave sortir ailleurs, on en a même parlé avec d’autres éditeurs qui nous ont dit qu’ils auraient pu le prendre, mais ils ont choisi d’aller sur d’autres terrains, parce qu’on ne peut pas être partout. 

Quand je dis « qu’on mange bien », c’est pour tout ça. Nous, clairement, on va pas faire un nouveau Ki-oon, le label le plus universel au monde. C’est pas le but et de toute façon on n’a pas la structure. (rires) On est 15 fois moins, 30 fois moins qu’eux en effectif sur Mangetsu à proprement parler. Mais on essaye de donner des petits trucs à tout le monde. Et d’ailleurs ça m’a touché de voir les réactions même à ces « petits titres » que peuvent être Panda Detective Agency ou Le Mandala de Feu dans ma vidéo de présentation, tout le monde avait son petit préféré, ça m’a pas mal rassuré.

  • Le Covid n’a clairement pas aidé tous les petits éditeurs qui se sont lancés ces dernières années. Cette année, on n’aura sans doute pas de convention en présentiel. Comment ça affecte le lancement de Mangetsu pour toi ? On sait que chaque année quelque chose comme Japan Expo c’est une vitrine et un lieu d’achat dingues, est-ce que ça pourra être « compensé » ou pas ?

Il faut déjà savoir que les salons ce sont souvent des investissements qui te rapportent plus de visibilité que d’argent. Donc compenser financièrement, j’ai envie de te dire… On bosse sur autre chose qui est un bon palliatif au manque d’événements actuellement. 

Après c’est sûr que ça fait chier surtout, quoi. On a une soirée de lancement au Renard Doré, avec gel, masques, tout le bordel, donc c’est cool, en espérant qu’à ce moment-là on sera au moins débarrassé du couvre-feu. Pour Japan Expo, ça fait chier parce qu’on avait préparé plein de goodies Ao Ashi (des bracelets anti-sueur, des ballons de plage, des t-shirts, des tote-bags, des pins…), on avait prévu des animations… Et tout ça va devoir être des « opés » diffuseur/distributeur et finir dans cartons direction les librairies, donc on sera pas là pour voir la réaction des gens.

Moi j’avais super envie de rencontrer le lectorat, justement. Il y a toujours des curieux qui viennent te voir, pour te demander ce que tu vas faire l’année prochaine, et tu leur lâches ou non des indices… Ce genre de trucs qui fait vivre à l’année, quoi, et qui te sort la tête de tes écrans et des tableurs Excel. 

  • Surtout quand tu es dans une petite structure, le feedback c’est d’autant plus important.

En plus, Bragelonne a toujours bien bossé avec Japan Expo et je suis en bons termes avec eux. On aurait pu faire un super stand avec Mangetsu en dominante d’un côté et HiComics de l’autre, par exemple. Déjà à l’époque de Milady Comics, Bragelonne venait sur Japan Expo.

Le plus dur, ça a été de bosser sur tous les plans pour finalement abandonner. Mais bon, y a pas de Hellfest, y a pas de We Love Green, y a pas de Dour, y a rien du tout. On est tous dans le même bateau. Ce qui me fait surtout peur, c’est ce qui va revenir après ! Japan Expo je ne me fais pas de souci pour eux, mais par exemple Comic-Con Paris c’est le seul gros salon comics qu’il nous reste depuis que Paris Comics Expo s’est arrêté. Je veux pas faire de tort aux salons de province qui existent encore, d’autant que j’en viens, mais c’est pas comparable en termes de stands et d’événementialisation de notre culture. Et dans quel état seront les gens quand la vie reprendra ? Si ça se trouve, ce sont les festivaliers qui ne voudront pas revenir au vu la situation, ne pas se mêler, etc. Sans doute que le Covid sera toujours là d’une manière ou d’une autre mais qu’on aura un embryon d’immunité collective avec le vaccin, c’est tout ce que je nous souhaite en tous cas. 

Mais je suis pas forcément pessimiste, tout ça reste cyclique et si on regarde les chiffres, le marché du manga a réussi à croître en plein Covid ! C’est vraiment ce qu’ils appellent une « valeur refuge » (je déteste ce genre de termes business mais bon). Donc c’est le fait de pas pouvoir le vivre en personne avec les gens qui est frustrant. Les lives et tout, c’est bien gentil, mais l’excitation n’est pas la même. Tu ressens juste une espèce d’endorphine de réseaux, rien à voir avec le fait de voir des vrais gens dans des librairies, avec de vraies tournées et de vrais auteurs… Et encore, nous on a eu la chance d’en faire une petite en octobre avec HiComics juste au bon moment (personne n’a attrapé le Covid pendant une semaine à sillonner la France, c’est donc que c’est tout à fait possible).

  • Vous allez proposer un label qui s’appelle « Mangetsu Life », orienté sur les séries de « tranche-de-vie » ou en tout cas plus posées. Vous avez aussi déjà annoncé plusieurs one-shots. Ce sont déjà deux choses qui ne sont clairement pas les plus populaires en France…

(Il coupe.) Industriellement, c’est pas trop la méthode, mais chez les « indés » qu’on a cité plus tôt, si. Mais tout ça ce sont des conneries d’industrie, des vérités toutes faites, hein. Ce sont des biais de confirmation. Ce sont les diffuseurs qui souvent indiquent aux éditeurs de pas faire ça parce que « l’historique dit que ça a pas très bien marché », mais c’est surtout parce qu’à l’époque où on pouvait le faire, on a pas assez donné leur chance à ces titres à part à des cas particuliers, des one-shots issus de licences ou des Ghost in the Shell qui vont taper 20 000 ventes sans problème.

Chez HiComics à l’époque, on nous disait « surtout pas de one-shot », « surtout pas de comics en noir et blanc », et je sais plus quels trucs du genre, et finalement notre plus gros succès ça a été I Kill Giants qui combine les deux. Donc ce genre de marottes de diffuseurs qui font qu’on en a pas beaucoup chez les autres, c’est un truc auquel je crois pas du tout. Et pour le coup bosser chez Bragelonne là-dessus c’est un bonheur, parce qu’ils pensent comme moi.

Panda Detective Agency c’est un tome 1 en l’occurrence, juste qu’on risque de pas avoir le 2 avant un moment vu que malheureusement il y a un souci médical chez l’auteur. Mais Tout au bout du quartier (qui est un recueil d’histoires courtes) ou Le Mandala de Feu, c’est pensé, écrit et structuré comme un one-shot et ce sont juste deux très bons mangas.

  • Je n’en doute pas, ça n’était pas un jugement de ma part sur la collection ou les one-shots ! Mais disons que c’était quand même des formats ou des genres que je voyais rarement sortir, ou pas forcément mis en valeur.

Ah, mais tu as raison là-dessus. Mon argumentaire c’est justement de dire que ce sont de bonnes lectures quand même, et que c’est la seule chose qui compte. Il n’y a aucune raison de ne pas se poser un soir et de lire ce genre de titres, sous prétexte qu’ils n’ont pas de suite.

  • La fin de ma question, justement, c’était de savoir si on pouvait s’attendre à voir au sein de « Life » des formats et des histoires que pour le coup on ne voit jamais chez nous ? Quand je dis ça, à titre personnel je pense évidemment au 4koma ou d’autres one-shots mais il n’y a pas que ça…

Les one-shots, ça oui. On a posé des offres sur d’autres one-shots du même genre depuis quelques semaines. On verra ce qu’ils nous disent, mais dans l’envie, oui.

Mais sinon l’idée c’est surtout d’aborder des thèmes peu représentés. Tu sais, au Japon tu as vraiment des mangas sur absolument tout, genre vraiment tout. Des mangas de pédopsychiatrie, des mangas sur la vie de sage-femme… J’ai envie d’aller explorer des choses là-dedans parce qu’il y a des mangas super qualitatifs, et qui sont des lectures ou des auteurs et des autrices assez incroyables.

Comme le Japon est organisé très différemment dans son rapport aux histoires, c’est souvent des trucs qui nous paraissent un peu inconcevables à pitcher chez nous, mais dès que tu lis, tu comprends. C’est comme une bonne série TV, ça peut parler de n’importe quel thème et rester excellent dans l’exécution. J’ai des pistes dans ce milieu et j’ai fait des offres, donc là-dessus aussi on attend.

On a aussi des pistes pour des trucs complètement décalés parfois, parce que « Life » va aussi être le terrain de la comédie, d’une certaine façon. Parce que le slice-of-life, tu as celui type Asano, le « slice-of-life Xanax », que moi j’aime énormément et qu’on fait un petit peu avec Sawae Pump justement. Et tu as celui plus léger, plus comique, quasiment de la sitcom en manga. Et ces deux approches m’intéressent pour « Life ».

Le problème que j’ai pour varier cette collection, c’est que même si j’ai fait des offres pour des titres classés « shôjo » et « josei », bah c’est pas très naturel chez moi. J’ai lu les séries en question, et je les trouve vraiment bien, mais derrière on pourra me dire “tu communiques pas assez dessus.” . Oui, ce sera peut-être vrai, mais ce n’est pas naturel chez moi, donc il faudra que je me fasse violence. Je vais communiquer dessus parce que je défendrai tous mes bébés jusqu’à la mort, pas de souci, mais effectivement, à moins de tomber sur un truc que je trouve hallucinant quand je le lis traduit, je sais qu’on va me reprocher un peu ça. Comme on me reproche déjà à certains endroits (et c’est pas grave, c’est le jeu) de pas qualifier Tomie de shôjo.

En l’occurrence, c’est bien de nous dire ça, parce que ça m’a poussé à la réflexion et que je pense qu’on va finir par le faire mais d’une manière détournée. Parce qu’en fait, de toute façon la direction artistique de nos Junji Itô elle ne sera pas genrée. Pour lui, et peut-être pour d’autres, il n’y aura pas le logo de collection directement dessus (il n’y aura pas écrit “seinen” sur le dos, typiquement), on va retravailler la DA justement pour avoir une collection « Junji Itô ». Là où d’habitude on met « Shônen » sur Ao Ashi, ce sera sûrement écrit « Junji Itô ». Ça nous permettra de garder de la place, faire respirer le reste et faire une belle DA plus propre, débarrassée de ces questions de genre qui sont un peu lourdes. 

  • Je pense que c’est une bonne idée. Et ça colle en plus avec votre « politique d’auteurs » que tu mentionnes régulièrement.

C’est ça. Si tu veux, vu que j’ai pas le droit de me débarrasser des appellations « Shôjo », « Shônen », « Seinen » pour des questions de diffusion (c’est le diffuseur qui nous impose de mettre ça sur les bouquins), et que moi je préfère cette « politique d’auteurs », je profite donc du fait que le corpus d’un auteur dépasse les genres dans lesquels il peut tomber pour réaliser ce doux rêve qui est de publier des mangas sans avoir ces étiquettes sur le dos. Le genre ce sera « Junji Itô », point.

J’aimerais bien avoir le temps d’avoir ces débats philosophiques avec les lecteurs au quotidien, d’aller créer des comptes sur les forums ou les réseaux où j’ai vu les critiques dont je te parlais plus tôt… Pour le coup je pense qu’il y a vraiment débat sur Tomie par exemple. Effectivement, c’est un shôjo parce que pré-publié dans un magazine shôjo au Japon, quand Itô était encore dentiste. Mais par contre, pour moi, au fil de l’histoire on évolue vers quelque chose qui est beaucoup moins dans la ligne shôjo. Et là on va me dire : « Oui mais le shôjo il ne faut pas cantonner ça aux jeunes filles ! ». Certes, j’entends ! Mais pour moi, Tomie évolue dans quelque chose de plus… (il réfléchit) De plus adulte, dans toute la réflexion qu’il amène sur le « mal incarné », etc. Et pour moi ce genre de choses appartient davantage à la catégorie du seinen, on va dire, mais j’aimerais surtout qu’on s’intéresse à l’œuvre et ce qu’elle a à nous dire plutôt qu’à la ranger dans la bonne case.

  • On en reparlera un peu plus tard… Autre sujet : quel est le rôle structurel de Bragelonne par rapport à Mangetsu actuellement ? Je parle d’un peu tout : la recherche de licence, l’éditorial, l’aspect matériel… Est-ce que  c’est collégial, ou tu as plutôt le champ libre pour tout ce qui est « Mangetsu » ?

C’est un peu les deux… (il hésite) C’est pas que je veux pas dévoiler nos « recettes de cuisine », c’est juste que c’est pas très passionnant. Sur l’éditorial, j’ai une liberté quasi-totale. J’ai quand même mes « big boss » et ma N+1 qui valident mes choix, mais sinon j’ai beaucoup plus de liberté que sur HiComics par exemple. Comme c’est Claire [Deslandes], ma N+1 justement, qui avait créé Milady Graphics qui était un des piliers du lancement de HiComics, elle a son mot à dire de ce côté. Sur Mangetsu c’est sensiblement moins le cas.

Après, je travaille avec mon directeur commercial pour les questions de budget, les filles de la fabrication pour les questions matérielles… On a de l’assistanat éditorial qui est externalisé dans un studio de création (Graph’M) qui bosse lui-même avec un autre studio avec qui je travaillais déjà pour HiComics, qui est BlackStudio.

Bragelonne là-dedans, ils payent tous les contrats, ils ont une juriste qui les relis/édite/mandate, ils ont le service de paiement de droits d’auteurs, la compta… Tout ce qui fait tourner la grosse machine. Pas que l’administratif, mais aussi l’événementiel, la presse, le marketing, le licensing… Et moi, je mets mon nez chez tout le monde là-dedans. Je bosse avec tous les chefs de service et leurs équipes pour vérifier que Mangetsu tourne dans le bon sens et que les choix soient bien compris par tout le monde. J’incarne ce rôle-là au nom de Bragelonne via Mangetsu, en gros. Et je suis salarié chez eux. C’est évidemment aussi Bragelonne qui récolte la thune à la fin. (rires) Il n’y a pas d’intéressement aux ventes ou autre, c’est une maison d’édition traditionnelle.

  • Dans une interview, on a pu t’entendre dire que Mangetsu, ou en tout cas son prototype, avait failli être un éditeur patrimonial. Il se trouve que parmi les premières licences de l’éditeur, on retrouve justement des mangas un peu anciens, notamment des mangas déjà publiés en France. Est-ce que cet aspect ancien ou patrimonial va rester important dans Mangetsu ou c’est juste une coïncidence de lancement ?

Après, il y a « patrimonial » et « patrimonial ». Ishinomori, Go Nagai, Kamimura, tout ça c’est du patrimoine pour moi. Umezu aussi par exemple. Du coup je pense qu’on est plutôt dans les classiques avec Itô et Hara, parce qu’ils sont encore pertinents sur le marché aujourd’hui. Bon, Keiji, il y a des trucs machistes dedans, très « Japon années 80 » à l’ancienne… C’est lourd, donc il faut savoir passer au-dessus et contextualiser. Pour moi, si tu arrives à contextualiser la chose, ça t’empêche pas de kiffer le reste, au contraire, qui en vaut plus que la peine.

Les classiques, on va maintenir cette idée. Il y a beaucoup de classiques que j’aimerais re-publier, mais il y en a déjà plein qui ressortent ailleurs ! Par exemple, je voulais ressortir Eden, qui finalement ressort chez Panini. Je vais pas tous les citer… Ça m’intéresse à mort et ça intéresse les gens. Il faut juste éviter la « republication de trop » ou le truc un peu overkill, je fais surtout attention à ça. Keiji, je pense que c’est vraiment utile qu’il revienne parce qu’il était introuvable partout.

Et en même temps, ça c’est la partie « facile », en fait. Ce sont des mangas que j’ai lus à l’époque, dont je suis fan, donc j’ai juste à piocher en regardant mes vieux bouquins dans ma bibliothèque en me disant « ah, ça il faut le refaire », etc. Il faut juste savoir mesurer laquelle sera une grosse ou une petite série. Tout ça, c’est plus facile que de trouver des nouveautés, parce que souvent ce sont des titres qui sont en sommeil depuis longtemps (sinon ils auraient déjà été refaits) alors que l’achat de nouveauté… C’est un peu jeter un poulet au milieu d’une pièce remplie de chiens affamés. C’est dur, c’est sportif, et j’aime pas trop ça, en fait. J’aime déjà pas juger une série sur quelques volumes, alors acheter sur 2 ou 3 chapitres… (il grimace) Je ne comprends pas tout à fait, au-delà de la dynamique purement commerciale.

Je prends un exemple, qui n’est pas du tout pour trasher parce que je ne sais même pas chez qui ça va sortir (même si je pense que ça finira par sortir) : Time Paradox Ghostwriter. Super série du Jump, qui cartonne en Occident, qui dévisse totalement dans son magazine de pré-publication et qui se fait stopper au bout de 2 tomes alors qu’on était tous en train de kiffer ici comme des gorets. Il y a eu des offres posées dessus… Je peux te dire qu’ils doivent être heureux d’avoir un droit de rétractation !  Parce que là, il y en a qui ont failli faire une Samurai 8 : payé à prix d’or et qui se retrouve arrêté difficilement au bout de 5 tomes. 

C’est ça le problème dans ce gros marché, ces « 25 places » dont je parlais tout à l’heure : évidemment il y a des accidents industriels là-dedans, parce que parfois certains bossent industriellement aussi. Donc aller faire la course à ça… Imagine demain je récupère Sakamoto Days, le super truc sur un ancien yakuza qui ouvre une épicerie [publié dans le Shônen Jump depuis fin 2020]. Il va s’arracher à prix d’or, c’est sûr. Imaginons qu’on le sorte, et pile à ce moment il y a une énorme actu Jujutsu, My Hero Academia, tout en même temps, avec des films et les cinémas qui rouvrent. Ton lancement il va bider parce qu’en l’espace de 2 mois il peut se passer plein de trucs en 2022. Tu as mis la santé de ta boite en danger pour chaque tome, et le truc ne décolle pas chez toi alors qu’il cartonne au Japon… Bah t’es mort. Enfin, tu vas continuer à sortir ton titre, mais que ça, car ça va assécher tout le reste de ta production.

  • Donc en gros, cette façon de faire chez Mangetsu, c’est une façon de concilier tes goûts à toi, et une prise de risque minimale pour la boite.

C’est ça. Après… Par exemple je voulais absolument sortir Dai Dark. Je pense pas qu’on en aurait vendu des milliards, malgré la « semi-hype » Dorohedoro pendant le confinement avec la super adaptation sur Netflix. On voulait répliquer la fabrication japonaise qui est complètement démente, et ceux qui ont déjà vu les tomes japonais savent de quoi je parle, c’est incroyable. Ce sont des procédés matériels assez complexes, mais chez Bragelonne ça nous plaisait d’aller vers ce défi. Donc avec ça on aurait pris des risques, mais ce sont des risques hyper-contrôlés parce que ça ne sort pas souvent, et même si tu payes cher au tome, tu vas quand même en vendre suffisamment pour, en gros, payer au moins ton avance… Tu ne vas juste pas gagner d’argent dessus, et t’auras fait travailler des gens pour un bouquin qui ne fait pas gagner d’argent, mais qui va donner une belle image à ton catalogue. Là aussi, faut savoir faire un peu d’alchimie avec ta collection. 

Il faut savoir planter ses bombes aux bons endroits, et savoir se faire plaisir avec ce genre d’autrices et d’auteurs. Hayashida Q, j’en suis ultra-fan, j’aurais rêvé de la publier, mais ça ne va pas se faire et c’est pas grave. Je préfère prendre ce genre de risques plutôt qu’en prendre pour la « dernière tuerie » du Jump ou de Kôdansha (même si Kôdansha avec Pika c’est un peu différent, déjà parce que ce sont nos grands frères chez Hachette qui nous distribue, et en plus de ça ils ont une exclusivité de base sur toutes les grosses séries Kôdansha).

  • J’imagine que c’est courant chez les petits éditeurs comme vous d’essuyer pas mal de refus, de voir beaucoup de licences qui vous passent sous le nez, ou d’autres choses liées à votre manque de passif ou d’expérience. Comment on gère ou on vit ça ?

Étonnamment pas trop mal ! Je m’en étais fait des montagnes avant de commencer à aller rencontrer les agents japonais de toutes les maisons. La première version du projet Mangetsu est pas du tout celle qui existe actuellement évidemment, mais j’ai très vite j’ai re-braqué sur des choses importantes qui ont marché donc ça m’a remonté. Par exemple, on a eu Ao Ashi, mon premier choix, assez facilement, alors que c’est une super série qui aurait grave dû être publiée par d’autres à sa sortie en 2016/2017 parce que dès le départ c’est super bien. Mais à l’époque il y avait moins ce côté « ouverture du marché », tenter des « genres qui ne marchent pas », donc tant mieux pour moi. Junji Itô c’est un don du ciel pour la majeure partie de son catalogue. Donc quand t’arrives avec deux trucs comme ça, Shogakukan qui te fait confiance, tout Junji Itô, bah évidemment c’est plus facile pour le reste…

Donc on va pouvoir étendre nos horizons beaucoup plus loin, et moins dépendre de certaines maisons, ce qui est important. Je ne sais pas encore comment se présentera 2022, si on aura plutôt 50 ou 70 bouquins. Aujourd’hui on en a 26 sur une demi-année, donc ça devrait être faire 50, mais peut-être 20 de plus avec les suites de séries, les lancements, etc. Et puis il faut voir comment l’absorber humainement du côté production.

Aujourd’hui pour 2022 j’ai quasiment tout rempli, et j’ai 70 envies à côté… Oui, tu essuies plein de refus, parce que tu offres pour quasiment tout ce que tu veux, et tu construis ensuite avec ce que tu obtiens. C’est plus pour l’année 2 ou l’année 3 que c’est difficile en l’occurrence, vu que pour l’année 1 on a eu nos deux ultra-priorités qui étaient Ao Ashi et Itô, donc le reste a été plus simple. Alors que pour l’année suivante, il y a plus de gens qui vont t’inciter à offrir (et par politesse tu vas faire une offre pour ce qui t’intéresse un minimum) et parfois c’est plus obtus. Par exemple je voulais faire Lone Wolf & Cub [manga historique des années 70, en 28 tomes parus chez Panini dans les années 2000] et on m’avait dit que les contrats n’étaient pas possibles depuis la mort de l’auteur, mais finalement Panini a réussi. Pareil avec Lupin et Kana. Il y a d’autres cas comme ça, et peut-être qu’un jour c’est nous qui arriverons à débloquer le problème.

Tu as donc cette partie « dormante », qui va peut-être se débloquer au Japon un jour; ton lot de nouveautés; ta partie vraiment « kiff », pertinente, qui va vendre des bouquins et te permettre de publier à un rythme plus soutenu, etc. Par exemple j’aime beaucoup ce que fait Panini avec Sidooh pour sa réédition en ce moment. Et Panini, globalement, je leur tire mon chapeau. Je les connais très bien par le biais des comics et je trouve que leur retour en manga est vraiment pertinent. Pour une boîte qu’on critique autant, en comics comme en manga (parce que je sais très bien ce qu’ils prennent dans la gueule), franchement je trouve qu’ils font les choses bien. On a vu des éditeurs avec plus de prestige et de reconnaissance saloper des éditions Deluxe japonaises de séries cultes, tandis que là Panini ne font que de bonnes rééditions. Eden elle est super, 20th Century Boys aussi, Sidooh aussi. J’aurais rêvé que City Hunter aille ailleurs parce que je connais des gens du milieu qui auraient fait un boulot et une édition extraordinaire dessus dont on aurait jamais osé rêver, juste pour le kiff. Mais ils cartonnent quand même avec. Pour des gens qui se sont réveillés un jour avec Les Rodeurs de la Nuit qui devient la plus grosse vente au Japon et qui repartent de zéro avec, bah derrière ils ont assuré sur le reste, alors que ça aurait été tentant de se contenter de ramasser les billets et d’attendre gentiment. 

Encore une fois, je reviens à ça : on mange trop bien en France ! Tout ce qui était demandé va arriver en même temps. Forcément des gens se demandent, légitimement, « est-ce qu’il ne va pas y avoir des crashs dans les librairies, des morts », etc, c’est naturel. Déjà, ça dépend beaucoup d’à quel point tu es placé, du nombre d’exemplaires dispatchés dans les librairies. C’est de très loin la donnée la plus importante pour la vie d’un bouquin, industriellement ! Si tu mets 75 000 bouquins, t’inquiètes pas que tu vas en vendre assez pour te rembourser côté avance et production, le risque est minimisé, ce qui encourage encore une fois à aller vers des valeurs sûres déjà pré-vendues car fortes d’un buzz chez les fans, dans le scantrad etc. C’est un truc qu’on voit de notre côté mais que les lecteurs ne voient pas forcément. L’autre facteur, c’est que le marché s’étend à fond dans les âges : on lit du manga de plus en plus tôt et de plus en plus tard, avec des paniers moyens totalement différents et en constante évolution.

Il y a de la place pour tout le monde en réalité, et il faut vraiment acheter ce qui nous fait plaisir et pas nécessairement suivre la hype juste pour la hype. Je pense que c’est hyper-important pour que le marché s’assainisse du côté « qualité des éditions ». S’il doit y avoir des morts, ça va être dans la surproduction des trucs qui ne méritent pas vraiment de sortir, mais personne ne sera d’accord sur l’identité de ces titres à de rares exceptions près. Là-dessus, le marché doit se niveler par le haut, et pour ça il faut que les gens aillent soutenir des projets plus divers. Tu vois Sidooh dont je parlais tout à l’heure : j’adore ce qu’ils ont fait, en termes d’édition et de commercialisation, mais on a regardé les chiffres cette semaine et c’est clairement pas fou. Mais j’adore leur pratique édito-commerciale de dire « on en sort 2 par mois, comme ça vous allez pouvoir vous refaire la série vite et bien dans un beau format », et je trouve ça bien, parce que passé 25 ans, c’est plus facile de mettre 20 euros par mois pour te faire une collection rapide d’un titre que t’aimes bien sans attendre 2 à 3 mois entre chaque tome. C’est pas parce que c’est pas une giga-vente que c’est pas intéressant, et il faut que les gens puissent voir ça, même quand c’est Panini qui n’a pas besoin du manga pour survivre. Quand ils font du bon travail il faut le dire.

  • Je vais difficilement les critiquer en ce moment, vu qu’ils vont sortir Alma, un manga d’un auteur que j’adore et que je ne pensais pas voir paraître chez nous…

Ah oui, et ça a l’air super ! Et puis il y a Banana Fish qu’ils ressortent aussi. Entre ça et toutes les rééditions… Tu te rends compte le marché cette année ? Limite il aurait peut-être fallu l’étaler un peu plus entre 2021, 2022, 2023, mais il y a déjà des bombes atomiques prévues pour le futur chez nous comme chez les autres. On a la chance de voir pas mal en amont de notre côté, et vraiment, même en étalant au maximum il y aurait eu bousculade au portillon quoi qu’il arrive.

Après, si on prend un peu de recul sur le rôle de la lecture : tout ça, ça fait lire plein de gens qui ne lisent pas forcément autre chose à côté, ou des plus jeunes, à qui ça donne le goût de la lecture. Ou même de la BD tout court ! Le manga, depuis ma naissance en 1988, c’est quand même le meilleur accès à la bande dessinée qui soit. Parce que gamin tu peux commencer tôt avec des mangas et progresser ensuite avec du comics, de la BD, de l’art séquentiel en général et ça, ça tue, d’autant que tu ne lâches jamais le manga pendant ce long voyage de diversification. Et puis les auteurs japonais sont tellement forts, il faudrait pas bouder ça sous prétexte que c’est soi-disant de la « sous-lecture » cheap ou je ne sais quoi. J’espère que ces idées préconçues sont derrière nous.

  • On parlait tout à l’heure de « belles éditions » justement, et on sait que vous avez envie d’en sortir avec Mangetsu. Est-ce qu’un jour vous prévoyez de sortir des artbooks, ou d’autres formats visuels non-narratifs ?

Des artbooks d’auteur, oui, puisque c’est déjà prévu pour Junji Itô au moins. Sinon, pour des trucs qui sont « non-séquentiels » mais avec du visuel dedans, on avait fait une offre pour une sorte de roman illustré steampunk assez unique, mais on ne l’a pas eu.

  • Ce que j’entendais par là, c’était donc des artbooks, mais aussi des livres un peu plus documentaires par exemple. Ou tout ce qui est non-fiction.

C’est marrant parce que j’ai justement lu la biographie de Steve Jobs en manga récemment sur les conseils de quelqu’un qui m’est cher, pour savoir si ça valait le coup. C’est un bon manga, ça ressemble un peu aux biopics sur lui, et c’est basé sur sa fameuse biographie. Bon, ça m’intéresse pas de le publier, mais ça aurait pu, oui, mais j’ai juste trop peu de place pour ça. 

Je me souviens avoir lu un truc super sur Fukushima paru chez Kana, je crois [Au coeur de Fukushima], avec un super format, un joli bandeau en mode « radiations ». C’était une vraie belle façon de faire de l’édition, pour le coup. Donc si je tombe sur un truc qui me prend comme ça, pourquoi pas.

Un truc que j’aimerais beaucoup en non-fiction, ce serait un manga sur l’histoire et les bases du manga, justement. Un peu un équivalent de ce que Will Eisner ou Scott McCloud ont fait pour les Comics. Il y en a quelques-uns, mais je les trouve pas forcément clairs, donc j’aimerais bien ça en Manga. Et pas quelque chose sauce nekketsu genre Bakuman où tu le « vis de l’intérieur » avec des easter eggs, plutôt un documentaire au format séquentiel, quoi.

  • Une différence que j’ai notée chez Mangetsu par rapport à d’autres (jeunes) éditeurs, c’est au niveau de la communication. Et ça passe autant par les vidéos que par ton propre compte Twitter, où on a l’impression que tu portes la marque à toi seul. C’est quelque chose d’assez rare, non ?

C’est vrai. J’ai le rôle paradoxal d’avoir une grosse machine derrière moi avec Bragelonne, mais les réseaux sociaux ça n’a jamais vraiment été notre force, si tu veux. Doug, notre community manager depuis le lancement de Mangetsu, vient juste d’arriver et il est aussi CM d’Amazon Prime Video, donc il est un peu débordé et il lui faut du temps pour prendre les manettes en main. Mais je compte un jour effectivement pouvoir y aller un peu plus mollo sur mon compte perso’, d’autant que sans la partie boulot, j’aurais sûrement quitté les réseaux sociaux depuis un moment.

Mais le « problème », c’est que ça intéresse les gens, j’ai l’impression. Quand je partage de la musique, tout le monde s’en fout, alors que quand je partage des tweets sur mon boulot, ça a l’air de plaire à un noyau dur de lecteurs. Donc ça me fait vraiment plaisir de le faire et de pouvoir communiquer et échanger sur mon travail, même si j’aimerais que les marques communiquent davantage d’elles-mêmes. On se le dit, et on se bat pour y arriver mais c’est un combat compliqué… Il y a beaucoup de gens qui sont passés sur HiComics pour gérer les réseaux sociaux, peut-être 10 en 3 ans, donc ça n’aide pas à créer une sorte d’unité et à offrir une voix à la collection. De fait, vu que je suis un peu le seul éditeur à la barre avec des supers équipes autour de moi, tous les choix et toutes les infos vont transiter par moi et je vais pouvoir communiquer directement dessus.

Aujourd’hui [5 mars] j’ai mis en ligne les couvertures de 2 relectures faites ce matin. Pour moi c’est juste l’histoire de 2 captures d’écran sur une page 1 de PDF et un tweet qui dit « Regardez, ça avance », et ça fait plaisir aux gens de voir le soin qu’on apporte à ce qu’on sort. Je ne sais pas pourquoi les autres éditeurs ne font pas ça ! Ils ont tous un compte Twitter, ils pourraient le faire. Et je les invite à le faire, ça fait kiffer les gens de voir les coulisses, et c’est hyper important de supprimer petit à petit l’opacité sur le monde de l’édition. C’est à nous de partager ça ! En plus je ne me sens même pas éditeur, plutôt comme un fan qui a la chance de pouvoir faire de l’édition et qui prend des décisions sur des points-clés. Lorsque j’étais journaliste, j’ai toujours appelé de mes vœux que les éditeurs le fassent plus, donc évidemment que je le fais naturellement maintenant que je suis à cette place.

Mais à tous les autres éditeurs je lance un appel : postez les coulisses de votre travail ! Et en vrai certains le font déjà comme Victor chez Casterman. D’ailleurs ça m’a fait rigoler, il a montré une relecture où on voyait qu’ils imprimaient encore tous les PDF en papier ! C’est vrai que c’est un plus gros confort de relecture, mais si je peux donner un autre message aux éditeurs qui lisent cette interview : passez à l’iPad les frères ! Générer un PDF c’est super simple, tu peux tout annoter avec un stylet, le temps gagné est juste cosmique et ça fluidifie le travail. Relisez vos bouquins papier quand ils arriveront de chez l’imprimeur, mais pour la relecture d’épreuve il n’y a pas d’excuse, et c’est beaucoup plus écolo. Personnellement ça a changé mon travail d’éditeur, ça fait un bien fou, alors que je ne suis pas un technophile convaincu. 

  • Dans une maison comme Mangetsu où tu es un peu seul à bord parfois, comment on évite de ne faire confiance qu’à ses propres goûts ? Car sinon on a l’impression de faire une collection que pour soi…

Non clairement, j’en parle avec d’autres gens. Des potes, des gens dont la vie a fait qu’ils sont devenus « influenceurs » du manga comme Feenom ou Rémi. J’en discute aussi évidemment avec mes collègues éditeurs. Avec Ahmed [Agne] de Ki-oon on se parle beaucoup, avec Karim [Talbi], ex-Isan, aussi. Avec les gens de Meian, de naBan, on a commencé à discuter… On échange des idées, des avis sur le marché, tout ça. Avec mes patrons en interne aussi : Claire est hyper-importante dans le choix, Raoul [Tixier, directeur commercial] aussi, Stéphane [Marsan] et Alain [Névant] les « big boss » aussi. Même si eux deux ce qui leur plaît ce sont les trucs les plus barrés, c’est marrant, ça doit être le côté un peu « keupon » de Bragelonne. (rires) Mais c’est génial, parce qu’il y a une vraie histoire de bagout derrière l’idée sortir un truc qui a l’air d’être « n’importe quoi », comme on l’a fait avec Shirtless Bear Fighter chez HiComics à l’époque, d’ailleurs.

Et puis il y a aussi tous les traducteurs, les lettreurs, les graphistes… plein de monde. Mais c’est assez diffus, parce que le temps que tu aies la réponse à une offre il peut se passer 8 mois, donc tu as le temps d’en parler à plein de monde entre-temps, que tu l’aies à la fin ou pas. Tu ne peux pas construire une collection en te disant « je veux strictement 33% de ça, 25% de ça… » parce que c’est toute une alchimie et une adaptation permanente. On te donne différentes doses et tu dois faire quelque chose de cohérent avec ça. Enfin, à moins d’avoir les moyens colossaux de certains, d’acheter un million de séries, et de les mettre au frigo pour les ressortir un peu quand tu veux… Mais pour Bragelonne, chaque titre compte et a sa propre économie, donc ce n’est pas possible. D’ailleurs il y a de moins en moins d’éditeurs qui font ça, parce que ça s’est jamais avéré être très payant quand ça a été fait (et souvent ça t’engage à payer des contrats pour… rien, en fait).

En tout cas, j’ai pas du tout l’impression de choisir des bouquins seul, au final. Parce qu’en plus, il y a aussi la demande des gens. En ce moment, on est sur une série qui pourrait faire plaisir à plein de gens, je pense, et je ne me sens pas seul à me dire que ça vaut le coup de la faire. On te la recommande souvent, donc tu sens un peu la force autour. Tu te sens un peu plus seul sur les nouveautés que personne n’a lu, parce que personne n’a fait de scantrad dessus et que personne n’en parle sur les réseaux. 

Par exemple les mangas de Leed [l’éditeur japonais du Mandala de Feu et de Butterfly Beast], là tu te sens un peu plus seul. Ou parfois, tu crois que ça va être des séries pas scantrad, et finalement tu trouves un petit groupe de Français qui s’y est essayé, et tu te dis un peu « Mortel, une petite équipe de passionnés qui a repéré la même pépite que moi », et ça aussi ça motive. C’est con, mais la manière dont sont accueillis les mangas sur MangaDex ou d’autres plateformes de scantrad, c’est également un indice. Si un truc est traduit en 70 langues, tu te demandes ce qui se passe. Je trouve même MangaDex beaucoup plus sain que des trucs comme Webtoon, par exemple. Chez Webtoon, tu es vraiment sur mécanismes de « hype » quantifiée, de mécanismes d’addiction qui vont alimenter un algorithme qui piétine l’idée même de qualité, purement Silicon Valley, boucles de scrolls, tout ça. Alors que sur MangaDex, il y a encore un certain côté passionné. Bon, le problème c’est qu’il y a trop de fans d’isekai et de trucs bizarres, mais si tu arrives à regarder entre les lignes tu peux y repérer des trucs vraiment pas mal. Un truc comme Komi-san, qui je pense finira bien par sortir chez nous, je l’ai repéré grâce à MangaDex longtemps avant de devenir éditeur.

Et surtout, sur ces communautés internationales en ligne, il y a plein de femmes, et même de manière générale plein de gens qui viennent d’autres horizons et d’autres cultures que le mix habituel « France / Shônen / Baston / Nekketsu » !

  • C’est un bon moyen de « suivre la hype Internet », oui. C’est vrai aussi que par exemple aux USA, les niches même très perchées marchent extrêmement bien, et pas vraiment chez nous quand ils y sortent. [Exemple : Monster Musume a régulièrement été best-seller hebdomadaire aux USA dans les années 2010]

Oui, regarde ce que je disais tout à l’heure : Junji Itô est n°1 du marché aux USA en ce moment ! Je peux te dire que chez nous ça ne sera pas le cas… J’aimerais bien, mais clairement ça ne va pas se passer comme ça !

Et parfois, juste, tu vas en librairie au Japon parce que tu as cette chance, tu tombes sur Ao Ashi, et tu te dis « Putain, ça sort pas en France ça ?? ». J’arrivais pas à croire que les droits étaient encore disponibles. Et quand j’ai eu la réponse, même 8 mois après, j’y croyais toujours pas. Entre-temps j’avais rattrapé toute la série, et j’ai pété les plombs. C’est vraiment une des meilleures séries de sport que j’ai pu lire, et je mets ça avec Slam Dunk, Eyeshield, Haikyuu, Tsubasa… Alors que je suis fanatique de Captain Tsubasa ! J’en dormais pas. Et quand t’es certain à ce point-là, même quand t’es éditeur et que tu doutes de tout en permanence, là tu ne doutes plus, il faut le faire. Il n’ a pas été acheté pour une raison que je ne comprendrai probablement jamais alors qu’on est un pays de foot, c’est comme ça, et il faut bâtir là-dessus pour en faire une super franchise.

J’ai conscience que chez nous on présente un peu Ao Ashi comme une « marque » parfois. On essaye de pas trop le faire, mais je sais que les gens peuvent le comprendre et voir la différence de traitements avec nos titres « Life », par exemple avec les goodies, les ballons, tout ça, mais c’est encore la grosse machine qui a les obligations dont je te parlais plus tôt. Mais derrière, j’ai vraiment envie que les gens découvrent la série pour ce qu’elle est, à savoir un excellent manga, l’un des meilleurs dans sa catégorie tout simplement. 

  • On reviendra sur Ao Ashi un peu plus tard, mais parlons de l’autre « gros morceau » justement. Toi-même tu disais que c’était un énorme coup d’avoir réussi à avoir eu le catalogue de Junji Itô chez un éditeur aussi jeune. Tu pourrais en dire plus sur comment s’est passée cette acquisition ? Comment est venue cette idée un peu ambitieuse, les négociations, etc.

C’est un peu fou, oui ! En fait, j’avais repéré depuis quelques années que Junji Itô était épuisé partout en France et que c’était un calvaire de le découvrir, et ça fait depuis 2018 que j’avais cette idée en tête. Au moment de partir au Japon, j’ai un rendez-vous avec Shogakukan, pour viser leurs titres de Junji Ito, donc les 5 qui étaient parus chez Delcourt : Spirale, Gyo… Je me disais, « une fois que j’ai ceux-là, je vais aller chercher Tomie et le reste de son catalogue » comme les Chefs-d’œuvre, Frankenstein, Sôichi, les trucs plus pointus. Les recueils d’histoires courtes des Chefs-d’œuvre ça permet d’avoir tout “le style Itô” sur des nouvelles, donc c’était parfait pour faire redécouvrir l’auteur au plus grand nombre. 

Et finalement, une fois là-bas avec l’agence avec qui je travaille pour les droits (Digital Catapult), on discute de Junji Itô et je leur dis que je vais voir Shogakukan deux jours plus tard pour en parler. Et ils me répondent « Mais tu sais, Junji Itô le reste de son catalogue c’est géré par Asahi, c’est des bons amis à nous, si tu veux on peut demander ». Il ne me restait qu’un seul slot possible sur mon temps de voyage, le mercredi avant Shogakukan, donc ils ont été demander à M. Kogure, le représentant des droits internationaux, pour voir s’il était disponible dans moins de 48 heures. Donc ça voulait dire que dans la même matinée, je pouvais y aller « YOLO » et récupérer quasiment tout Junji Itô (à 2-3 trucs près, et ceux-là on les a récupérés entre-temps, comme les titres chez Media Factory ou sa dernière nouveauté chez LINE, Genkai Chitai).

Il se trouve qu’il était dispo, donc je me retrouve à aller dans un métro bondé direction le quartier d’affaires, dans le Tokyo de 8 heures du matin, où tu ne touches pas le sol tellement c’est bondé. Entre ça et le stress, j’ai fait une demi-crise de panique. Cette journée n’avait aucun sens en plus, le soir on était reçus à l’Ambassade de France aussi. Et c’était un voyage où je croisais Jean-Marc Ayrault régulièrement parce qu’on avait un ami commun au Japon en même temps aussi, bref, c’était n’importe quoi. On arrive là-bas, et donc c’est chez Asahi, énorme boîte : c’est le journal Asahi Shimbun mais aussi la bière Asahi, et ils sont numéro 1 dans les deux. On arrive dans des bureaux typiquement japonais, on finit par s’installer dans un petit box et là j’ai une demi-heure pour convaincre parce que je dois foncer chez Shogakukan ensuite. Avec mes interprètes, je lui explique le projet de vouloir faire une collection unifiée pour sortir tout Itô, qui est épuisé chez nous, publier l’artbook, le faire venir en France… Bref, qu’on veut tout faire pour le ramener en France. Et le mec me dit « OK, les droits d’Itô-sensei sont à vous », ce qui n’arrive JAMAIS ! Vraiment. J’avais fait les choses bien hein, jolies slides pour présenter notre groupe, etc. Et malgré ma tête de sauvage, il savait qu’on avait Hachette derrière, et Delcourt ne lui donnait plus de nouvelles depuis longtemps, mais quand même… Et donc à partir du 1ᵉʳ janvier suivant, le contrat avec Delcourt était rompu, on devenait l’éditeur officiel de leur catalogue d’Itô en France. Ensuite, on est parti négocier avec Shogakukan et les autres pour le reste du catalogue, en ayant ça en poche.

Donc c’est un coup du destin. Mais Shogakukan, même s’ils nous ont félicité pour ce projet, nous ont eux dit qu’ils ne pouvaient pas briser le contrat existant avec Delcourt si ceux-ci se manifestaient dans l’année, ce qu’ils allaient forcément faire en apprenant qu’ils perdaient les droits chez Asahi qui représentent 85% de la bibliographie de l’auteur. Sachant ça, Delcourt a finalement décidé de rééditer Spirale, Gyo et quelques autres qui leur restait au catalogue. En même temps ils étaient un peu obligés, pour une question d’image aussi, tu ne peux pas perdre Spirale, forcément. Je pense que chez Delcourt/Tonkam il y a des gros fans d’Itô, parce qu’ils l’ont quand même sorti à une époque où ça intéressait très peu de gens et ils ont bien fait leur travail. C’est juste que le marché leur a dit que c’était pas possible de refaire parce qu’ils ont un milliard de bouquins à côté qui attendent un retour tout pareil ! Il y a eu les Jojo, là on a Vagabond qui a des ruptures, La quête de Dai qui attend sagement… Junji Itô ça ne peut pas être ta priorité quand tu as ça à rééditer à côté. Ma chance elle était là, ça c’est l’explication plus « structurelle ».

Le plus dingue, ça reste l’arrivée chez Shogakukan, où j’ai dû demander à l’interprète japonaise qui m’accompagnait si je pouvais leur demander si j’avais le droit de parler du fait qu’une demi-heure avant, je venais de récupérer les droits des Junji Itô d’Asahi, ou s’ils allaient me prendre pour un taré, parce que ça n’existe juste pas ce genre de trucs. Elle m’a dit qu’elle n’en avait aucune idée, et finalement je ne l’ai pas dit, j’ai juste vaguement évoqué l’idée qu’on ait pas mal de titres d’Itô par la suite. Et des mois plus tard, après avoir recontacté Delcourt, ils nous ont dit non. Et tant mieux ! Les gens vont pouvoir d’abord découvrir avec Spirale et Gyo et on va arriver derrière pour faire vivre le reste de l’œuvre de l’auteur, qui est largement aussi bon. Et puis ça nous permet de montrer ce qu’on sait faire face à un éditeur historique, donc c’est bien pour les lecteurs au final. J’ai bien conscience que ça fasse un peu chier les passionnées de pas avoir la même DA sur tous les livres, mais on peut pas s’entendre là-dessus. Je peux pas appeler Pascal Lafine chez Delcourt/Tonkam pour lui demander de s’aligner sur notre collection et vice-versa. (rires) Je sais aussi que ça n’a pas dû leur faire plaisir de perdre des droits, on reste concurrents, c’est normal. Un jour on se rencontrera, on en parlera et il n’y aura pas mort d’homme, parce que tout ça c’est pour le bien de l’auteur et pour la culture. 

Donc oui, il y a aussi un aspect industriel dans le fait d’avoir pu récupérer tout Itô. Et si ça se trouve ça va se planter ! C’est possible que derrière la hype qu’on voit en ce moment, il n’y ait que 1 00 lecteurs au bout de 6 mois, et là c’est mort, tu dois assumer. Je l’espère pas, parce que c’est un auteur exceptionnel qui mérite d’être (re)découvert par le plus grand nombre et par les plus jeunes, mais bon c’est le marché qui décide, c’est le contexte. Imagine, on se tape un nouveau variant, au pire moment, genre en plein été avec un reconfinement en automne… Tu passes à côté de tout, et t’es mort. C’est le jeu.

  • On a évoqué plus tôt cette hypothétique ou future collection « Shôjo » chez Mangetsu, et déjà tout à l’heure tu argumentais que des titres de Junji Itô, même publiés dans un magazine shôjo au Japon, ne s’y apparentaient pas pour toi. Aujourd’hui, on sait que ces catégories sont poreuses, avec beaucoup d’hommes qui lisent du shôjo ou de femmes du shônen, autant au Japon qu’en Occident.

(il réagit) C’est même ce que lisent principalement les femmes au Japon, j’ai l’impression. Quand j’en voyais lire dans le métro ou en magasin là-bas, c’était surtout du shônen. Et la grande majorité des recommandations de shôjo que je reçois, elles viennent d’hommes.

  • Les genres ont aussi évolué, parce que le public s’est largi et a vieilli avec ça. On a évoqué le sujet plus tôt, mais est-ce que faire des collections qui s’appellent directement « Shônen », « Shôjo », « Seinen », ce n’est pas risquer de s’enfermer dans les stéréotypes portés par ces catégories, et de mal classer des titres en renforçant des idées reçues ?

Par exemple, Ao Ashi est bi-classé shônen/seinen en général. Mais tout le monde s’en fout, parce qu’il ne touche pas à des sujets sensibles ou à des genres sous-représentés dans le passé des autres éditeurs en France. C’est là aussi que la question est un peu particulière. Parce que je sais qu’on me reprochera si je « bi-classe » ou déplace un manga originellement shôjo ou josei en autre chose, etc. En fait, et désolé d’être vulgaire, mais je m’en fous un peu, pour la simple et bonne raison que je le fais juste parce que c’est une demande de la diffusion pour respecter les canons du marché et que si je pouvais m’en passer, il n’y aurait aucune mention de genre. 

  • Qu’est-ce-que tu appelles la « diffusion » dans ce cas précis ?

Ce sont les équipes de commerciaux avec qui tu fais d’abord des séminaires pour aller présenter tes titres, et qui vont ensuite être dispersés en France, Belgique, Suisse, Luxembourg, Québec… qui vont parler à tous les libraires et leur présenter ce qu’on leur a présenté, en gros. Et c’est un élément crucial pour toutes les maisons d’édition, à savoir le moment de mise en vente de tous ces titres.  Il y a les stores, les précommandes, etc. mais c’est vraiment très petit par rapport à la mise en place que tu vas avoir dans les points de vente. Certes, ça a tendance à le devenir de moins en moins avec le Covid, mais quand même.

Donc, vu que ce sont eux qui nous demandent ça, et je comprends très bien leur point de vue, que je sais très bien que je ne pourrai pas gagner ce combat-là et que je préfère en gagner d’autres sur la DA ou le reste, bah je laisse couler. Je “subis” gentiment le truc, et j’espère que les lecteurs ne seront pas trop butés sur le genre marqué sur le dos, parce qu’on a essayé de le rendre le plus discret possible en plus.

  • Mais ton avis personnel là-dedans, c’est quoi ? Ça veut dire que tu n’as pas vraiment envie de procéder comme ça, donc comment tu vois ce problème ?

Je ne le ferais pas ! Je n’aurais que des codes couleurs, quelque chose du genre. Le problème c’est que ce sont des termes qui sont tellement ancrés qu’on trouve ça vieillot, et qu’on va bien plus loin aujourd’hui dans l’expertise de la culture de manga. Aujourd’hui les lecteurs connaissent parfaitement tout ce lexique japonais sur les genres et les formats, ce n’était pas le cas à mon époque. C’était même une victoire de voir apparaître “shônen”, “seinen” et/ou “shojo” sur les bouquins, parce qu’on avait cette culture-là sur les forums de passionné(e)s entre autres.

Du coup… C’est un peu l’histoire des acquis sociaux. Ce qui a été gagné il y a longtemps est maintenant assimilé et il faut gagner le cran suivant. La disparition de ces termes-là, elle va se faire doucement quand chaque maison d’édition va faire sa refonte graphique ou éditoriale dans les années à venir.

  • Tu penses que ça va vraiment disparaître ? Parce qu’aujourd’hui encore, c’est très ancré notamment en librairie.

Mais oui. Tout le monde fait des refontes du genre, tous les 15 ans, etc. Et dans les librairies ça se fait de moins en moins. Je pense que par exemple Glénat, la prochaine refonte qu’ils devraient mener c’est de repenser leur direction artistique, et je pense qu’ils auraient dû le faire il y a un moment. Garder le vert qui agace tout le monde par sa propension à prendre le pas sur la direction artistique des titres sur les séries en cours, mais passer à des couleurs unies et changer la DA pour les nouveautés et/ou les rééditions.

Et à l’occasion de ce genre de refontes, tu peux faire disparaître ce genre d’appellations et on est tous tranquilles dans la foulée. Mais il faut que ce soit un gros acteur du marché qui le fasse en premier, une maison qui soit plus forte que sa diffusion, pour que ça les marque. 

  • Je te sens un peu blasé par cette question…

Non du tout, parce que plus je travaille, plus je me rends compte du boulot colossal que les diffuseurs abattent aussi. Ce qui m’agace un peu, c’est le fait que ce soit l’élément le plus « systémique du système ». Parce que c’est vraiment, purement systémique. Et si demain on doit débattre sur les 10% minimum des droits d’auteur, ou discuter du droit de retour qui a créé la surproduction actuelle en France, c’est pareil. On a fait des trous d’air de trésorerie à toutes les librairies avec le droit de retour, et les éditeurs dans le privé se sont engouffrés là-dedans pour produire plus et gagner du rayon, ce qui a mené à la situation catastrophique de surproduction et de paupérisation actuelle.

Et ceux qui peuvent régler ça, ce sont les distributeurs et les diffuseurs en réduisant leurs marges et en changeant leur façon de fonctionner. Mais ils n’ont aucun intérêt à prendre part au débat, puisqu’ils s’invisibilisent dans la vie d’un livre, et que peu de monde ne sait ou ne comprend réellement ce que je suis en train de te raconter là, à part ceux qui le vivent au quotidien parce qu’ils sont dans le monde de l’édition.

C’est ça qui est “blasant” à la rigueur : c’est un sujet trop lourd, trop technique et trop ennuyeux pour les trois quarts des gens, à tel point qu’on ne peut pas le rendre intelligible. J’essaye de toutes mes forces de le faire depuis 10 ans, mais je vois bien que c’est un des éléments qui intéresse le moins les lecteurs, et c’est tout à fait normal. Quand tu as ces clés-là, tu comprends tout ce qu’il y a derrière, et ce ne sont pas des clés de compréhension particulièrement difficiles à obtenir. Tu n’auras pas tous les flux GFK (de ventes), les fonctionnements à 6 semaines, tout ça, mais je pense que le lectorat pourrait avoir assez de clés de compréhension pour savoir pourquoi Junji Itô n’a pas été réédité plus tôt chez Delcourt, par exemple. Tout simplement parce qu’ils coûtent très cher, qu’ils avaient déjà vendus aux 2 000 personnes qui étaient en capacité d’être intéressées par Itô à l’époque, et que si tu réimprimes alors que les 2 000 prochains lecteurs n’existent pas encore, tu vas juste finir par détruire des bouquins que tu as imprimés quelques mois plus tôt et produire un énième désastre écologique pour quelques centaines de livres vendus. Tu vas coûter des thunes et du temps à plein de gens, détruire du papier, payer l’imprimeur, le stockage, l’envoi aux librairies, le retour des libraires, puis la destruction de tes invendus. Ça n’avait pas de raison d’être.

J’ai mis des années à comprendre ce genre de choses, comment la machine tourne, en étant moi-même éditeur. Mais je milite fermement pour que ce soit eux qui opèrent la révolution ! Ce sont des entités qui ne sont pas « politisées », si tu veux. Tout le reste de la chaîne du livre est politisé : les librairies, les éditeurs, les auteurs… Mais eux, pas du tout. Ils n’ont aucun intérêt à le faire, juste des parts de marché à perdre en prenant position, ce qui, dans toutes les industries, est la hantise absolue des mécanismes de diffusion et de distribution (le plus simple pour le comprendre reste le modèle hollywoodien et les monopoles bâtis depuis le début des années 2000). 

En plus, quand je vois le boulot colossal et la logistique que ça implique, je me dis qu’en fait ils ne peuvent pas vraiment sacrifier beaucoup de parts de marché. Est-ce qu’on a pas juste créé un monstre dans les années 80 ? Avec la quête du “2 000ᵉ exemplaire” (le ratio à partir duquel un livre s’est remboursé, en moyenne), le système des retours, etc. Et par ailleurs, c’est un des rares problèmes systémiques exclusif à la France, parce que le système des retours n’existe pas dans d’autres pays, ou pas comme chez nous. C’est comme le cinéma, on a un modèle spécial, propre à la France, parce qu’on a une forte attache au secteur. Aux USA, c’est beaucoup plus privatisé, au Japon je n’en parle même pas. Et chez nous, les hommes politiques ne peuvent pas intervenir là-dedans… Je veux dire, ça intéresse qui que la Ministre de la Culture aille parler aux diffuseurs/distributeurs des différents secteurs du livre (parce qu’il n’y a pas que la BD), qui n’en auront juste rien à faire ? Et puis ce sont de puissants industriels à la tête de ces groupes, leur intelligence est d’avoir leurs marques d’édition en façade, pour ne pas arriver jusqu’au cœur de la bête. La question des auteurs, par exemple, ils vont la rediriger sur les éditeurs. Allez, à la rigueur la question écologique ils pourraient y trouver un intérêt parce qu’il y a un vrai problème écologique dans l’édition sur lequel on ne débat jamais et qui concerne vraiment la distribution. Mais qui va aller se risquer là-dedans ? Personne, surtout pas les politiques, alors demander à des privés qui s’enrichissent de sacrifier leur part de marché… 

Donc c’est à nous, éditeurs, de porter ces messages-là, mais vu que derrière on est pas compris par le grand public parce que c’est une pieuvre bien trop pénible à saisir (à juste titre)… Tu ne vas pas mener des combats à la Don Quichotte, tu vois ? Et tous les éditeurs, de gauche ou de droite, libertariens, objectivistes, communistes, ce que tu veux, ils savent tout ça, et ils tiennent ce discours-là. Tout le monde sait qu’il faudrait monter une structure qui pense à tout ça dès le départ et qui intègre sa propre diffusion/distribution, et je pense qu’il y a aussi un enjeu énorme à numériser les flux pour être plus écolo. Des gens comme Bubble essayent des choses dans ce sens et leur façon de faire est très intéressante, mais encore une fois tu luttes face à des gens qui brassent des milliards d’euros, c’est ultra-inégal.

Est-ce que je quitterai ce job d’éditeur de comics et de manga alors que c’est mon rêve ? Je ne pense pas, je peux pas risquer tout ça, pour combattre des forces invisibles avec un lance-pierre. Voilà, c’est ça mon constat sur pourquoi tout est bloqué, et je n’ai pas la solution pour mettre un coup de pied dans la fourmilière, à part gagner au LOTO et montrer ma structure d’idéaliste à perte.

  • Ao Ashi est un long shônen sportif, du genre qu’on avait plus forcément l’habitude de voir arriver en France. On a l’impression que le manga de sport est un peu « passé de mode » chez nous, et on en parlait plus tôt déjà. L’époque des Eyeshield, Tsubasa… Il n’y a bien que Haikyuu! actuellement. Pourtant le genre est ultra-fertile au Japon, même dans l’animation avec souvent des séries qui arrivent en simulcast chez nous aussi. Pourquoi il y a cette sorte de frilosité dans le manga sportif en France selon toi ?

Haikyuu a bien porté le genre ces dernières années. Eyeshield et Tsubasa aussi, même s’ils datent. En fait, pendant longtemps on a cru que ça ne marchait pas parce qu’on allait publier des séries qui visaient des publics un peu compliqués à aller chercher à cette époque-là. Du coup, les grosses maisons qui ont fait ça et qui se partageaient tout le marché manga pendant les années 2000 en ont tiré des conclusions un peu hâtives, qui sont devenues justement des « enseignements de diffuseurs » auxquels il faut tordre le cou ! C’est tout.

Il y en a plein dans le genre, c’est normal, ça se crée avec le temps. Des petites scléroses intellectuelles, qui viennent de biais de confirmations industriels à dégager. D’ailleurs regarde, il y a Blue Lock qui arrive juste après nous.

Je pense aussi que n’importe quel manga de qualité peut fonctionner, peu importe le sport. Eyeshield l’a bien prouvé, désolé mais en France une majorité de gens s’en fout du football américain. Il y a des trucs de base-ball qui sont très bien, Yowamushi Pedal marche bien alors que le cyclisme n’intéresse pas forcément les jeunes en France. Le problème c’est que les mangas de sport établis sont souvent de longues séries qu’on a voulu éviter à l’époque, donc se lancer dedans c’est un investissement et tu ne peux pas toutes les faire. Nous on s’est arrêtés sur Ao Ashi, mais il y en a plein d’autres. Quelque chose comme Major par exemple, même si c’est du baseball, c’est un manga de qualité donc pourquoi ça ne marcherait pas ?

Il faut juste une structure narrative solide, une explication rapide des règles, éventuellement, et ça suffit. Le sport est souvent un prétexte. Comme dans Walking Dead, les zombies ne sont qu’un prétexte. C’est à ça que tu juges une bonne histoire parfois : en voyant si elle marche toujours en changeant le décorum autour.

  • Dernière question, un peu plus pragmatique peut-être. Supposons que demain tu veuilles acquérir une licence manga. Le temps que tout se passe, les contacts, les négociations… Si par miracle tout se passe bien, combien de temps prend ce processus entre les premiers contacts et la sortie du premier volume, ou l’annonce ?

Ça dépend des maisons. Avec certaines petites maisons, en l’espace de 4 ou 5 mois ta série peut être sur le marché. Mais le problème c’est que les grosses ne fonctionnent pas comme ça, et tu ne peux pas bâtir que sur les petites. Et tout le monde n’est pas libre non plus d’ajouter des choses à son planning du jour au lendemain. Certaines maisons peuvent le faire, mais sinon peu de monde peut se permettre ça quand il y a des logiques industrielles annuelles derrière.

Sinon, avec le « concerto des géants », toutes les grosses maisons, on est plutôt sur une moyenne d’un peu plus d’un an, je dirais. Ça peut mettre jusqu’à un an et demi, sans compter les cas exceptionnels où ça met des années à sortir. Des titres achetés en ce moment sortiront à peu près au printemps 2022, environ. Sur Junji Itô par exemple, je sais que j’ai beaucoup de titres à publier au catalogue, donc la question c’est plutôt de comment répartir ça sur 2021, 2022, 2023… Tu essayes d’avoir le plus de situations comme ça, ou des séries longues pour te « reposer » un peu. Tu ne peux pas lancer des séries tous les mois, ça demande trop d’énergie, et ça fait de l’ombre à tes séries précédentes donc au bout d’un moment les gens n’y croient plus, et toi non plus. 

 

[Interview réalisée en visio en mars 2021. Merci beaucoup à Sullivan Rouaud pour sa participation et son entrain à parler de son métier et du secteur !]

 

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