Taidan Corner #5 – Interview croisée des traducteurs de Monogatari [juin 2019]

Comme annoncé en présentation du projet, les premières interviews du Taidan Corner sont tirées des interviews réalisées pour nos fanbooks parus en 2019. Celle n’a été publiée qu’en version réduite dans un de nos book seulement, et voilà la version complète ! En voici la dernière.

En mai 2019, à l’occasion de l’écriture du fanbook anniversaire Good Monsters (pour le dixième anniversaire de la sortie de l’anime Bakemonogatari, premier de la franchise Monogatari) nous avons réalisé une passionnante interview croisée avec les trois traducteurs français de la franchise : Mathilde Tamae-Bouhon (roman), Stéphane Lapie (anime) et Yohan Leclerc (manga) ! Les romans Monogatari originaux de NisiOisiN et la récente adaptation manga par Oh! Great sont disponibles depuis 2019 chez Pika, et les séries animées sont disponibles en physique chez Dybex et en streaming sur Wakanim.

  • En premier lieu, racontez-nous chacun un peu votre passif avec la franchise Monogatari et depuis quand vous travaillez sur sa traduction ou son adaptation française.

Stéphanie Lapie : Moi, et par extension le JSICMF*, travaillons sur Monogatari depuis décembre 2014, pour les titres qui sont publiés sur Wakanim.

Il a été question de nous confier Hanamonogatari, mais nous n’avions pas pu la prendre, faute de disponibilité, donc nous avons vraiment commencé à partir de Tsukimonogatari.

[*JSICMF est une association fondée en 2010 composée de traducteurs professionnels, très active dans la traduction de séries animées du japonais vers le français.]

Yohan Leclerc : J’ai découvert la série il y a des années avec la première saison animée et j’ai regardé toutes celles qui ont suivi depuis. À l’époque, je débutais tout juste dans le métier de traducteur, je ne m’attendais pas du tout à travailler un jour dessus ! J’ai commencé à traduire le manga l’année dernière.

Mathilde Tamae-Bouhon : Comme Yohan, j’ai découvert Monogatari à la diffusion de la première saison animée… à ceci près que je n’ai pas plongé dedans tout de suite ! J’ai une relation un peu hasardeuse à l’œuvre de Shinbô, un réalisateur brillant mais dont le style virtuose ne me parle pas toujours. Quand j’ai tenté Bakemonogatari, je sortais tout juste du visionnage de MariaHolic, et l’effet de surdose n’a pas joué en sa faveur… Mais je continuais de voir le titre circuler, et puis surtout je gardais en tête ce visuel, tellement saisissant, de Senjôgahara laissant tomber son arsenal de papeterie des replis de sa jupe. Je me disais souvent qu’il faudrait y rejeter un œil, à l’occasion, d’autant que j’avais par la suite vu (et aimé) Madoka et Arakawa. Puis, un jour de 2017, Mehdi Benrabah, de Pika, m’a envoyé deux textes à lire : Kizumonogatari et Bakemonogatari. Je les ai lus, je suis tombée éperdument amoureuse de Kiss-Shot Acerola-Orion Heart-under-Blade, et j’ai dit banco. J’ai d’abord traduit Kizu, fin 2017, avant de m’atteler au premier tome de Bake un an plus tard.

YL : Il y a pas mal de différences entre le manga et le roman car Oh!Great a tendance à remanier les phrases, les élaguer, les permuter… du coup, je me réfère beaucoup au roman en cas de doute, pour m’assurer que tout colle.

  • Monogatari est une série qui s’amuse beaucoup avec le langage, que ce soit visuellement ou dans son écriture de façon générale. Avez-vous abordé sa traduction avec une mentalité particulière?

YL : Disons que chaque texte a ses propres difficultés et demande une approche différente. Celui de Bakemonogatari est un des plus exigeants qu’il m’ait été donné de traduire, mais c’est aussi ce qui en fait un des plus amusants !

SL : La série a tendance à être lourde niveau volume et à être verbeuse, mais justement, puisqu’elle détaille son propos à travers la narration d’Araragi, il « suffit » juste d’avoir la capacité mentale pour engranger tout le volume d’explication. L’avantage est que tout le texte est sous-tendu par une cohérence quasi-obsessionnelle.

Les vrais problèmes sont les jeux de mots qui exigent d’envisager un même concept sous plusieurs angles, pour couvrir toutes les possibilités d’interprétation… puis de reproduire ce schéma mental en français. Ça demande un peu de gymnastique mentale, et plusieurs dictionnaires de synonymes. Je suis particulièrement fier de ce que j’ai pu faire sur Kizumonogatari, notamment le dialogue entre Oshino Meme et Araragi qui utilise les mots « shôdan » (商談, “discussion commerciale”, “marché”) et « jôdan » (冗談, “blague, plaisanterie”).

A : « Tu veux me faire marcher, dans un moment pareil, Oshino ? »

O : « Je ne te fais pas marcher, je te fais un marché, Araragi. Et le marché est conclu à trois millions de yens. »

Dans un cas comme celui-ci, les mots utilisés dans le jeu de mot ont en plus le bon goût d’être indiqués en gros à l’écran donc on sait quels mots sont importants, et incontournables. Le vrai problème vient avec les jeux de mots à triple tiroir, et avec des composantes culturelles, ou couleur locale qu’un spectateur occidental ignore. Preuve avec ce dialogue entre Hanekawa et Araragi :

H : « En tout cas, quand tu parlais avec moi, tu t’amusais bien. »

A : « Mais *puisque* je te dis que j’en avais après tes biens ! »

H : « Et *puisque* je te dis que ma famille n’est pas si riche ! »

A : « Alors, on va dire que c’est après ton *puits que* j’en avais ! » (langue qui fourche)

   <pause>

H : « Si tu avais aussi soif, tu n’avais qu’à le dire ! »

A : « Puisque je te dis que c’est après ton corps que j’en avais ! »

H : « Choisis une bonne fois pour toutes ! »

A : « Ton corps ! »

Pour expliquer, « dakara » en japonais dans ce contexte est utilisé pour l’emphase (« Puisque je te dis… »), et à force de la répéter, Araragi se trompe, et voulant dire « omae no karada » (ton corps), se retrouve à dire « omae no dakara« , qui est accompagné d’un visuel de boisson. Car il faut savoir que « DAKARA » est une marque de boisson vendue au Japon dans beaucoup de distributeurs. Celui-là a exigé beaucoup de gymnastique mentale pour recouper « corps » / « puisque » avec quelque chose qui se boit ! J’ai donc jugé bon de raccorder ça avec un « puits », pour recoller au dialogue suivant trente minutes plus tard :

H : « Attention, j’ai failli me faire  transpercer le cœur. »

A : « Transpercer ? Et on y aurait puisé quoi, de l’eau ou du pétrole ? »

Sur le reste, la série ne cherchant absolument pas à masquer son origine, et cet aspect étant tout simplement impossible à dissimuler, il faut au contraire faire avec. Il n’y a donc pas de complexe à parler de sinogrammes dans les sous-titres quand un personnage explique la dérivation d’un nom et de son sens suite à l’usage de l’un ou l’autre sinogramme.

Bref, dans de tels passages, il faut donc jouer de concert avec les effets visuels pour imprimer au spectateur que « le signe qu’on voit a tel sens, subit une transformation, qui lui donne un autre sens ». Je dirais que le passage le plus problématique à ce niveau aura été l’entrée en matière de Owarimonogatari qui nous présente toute une classe d’élèves avec uniquement leurs noms, qui ont exigé l’achat du roman pour pouvoir récupérer leurs transcriptions. 

MTB : Il était clair, dès le départ, que le grand défi de cette série serait de rendre ces jeux de mots vertigineux, kaléidoscopiques, qui émaillent les dialogues et s’enchaînent parfois tels des dominos qu’on renverse, car, comme l’explique très bien Stéphane, ils sont souvent à triple tiroir, et convoquent parfois des concepts ou références obscurs, voire carrément opaques pour le lecteur occidental. Il fallait donc aborder le texte avec l’esprit à la fois le plus ouvert, flexible, mais aussi le plus acéré possible… car si j’ai l’habitude de devoir composer avec des calembours, mots-valises et autres créations linguistiques dans les séries jeunesse que je traduis par ailleurs, dans Monogatari, j’ai moins de marge pour m’éloigner de la VO, à cause précisément du jeu, quasi constant, sur la polysémie de chaque terme. Heureusement, j’ai la chance d’avoir une mère japonaise, que je peux consulter lorsque j’ai un doute sur la sémantique, ou que je crains de passer à côté d’une nuance ; et les échanges à la relecture, avec l’équipe éditoriale de Pika mais aussi (surtout) avec Yohan, me permettent aussi d’affiner ou de rectifier le tir.

Et puis, parfois, il y a des moments magiques où le gag se pose tout seul : je pense par exemple aux dialogues avec Mayoi, que je redoutais pas mal en amont, parce que la petite a tendance à « ripper » sur les mots, ce qui entraîne des distorsions absurdes, en particulier lorsqu’elle met Araragi au défi de répéter ses virelangues et qu’elle s’emmêle toute seule les pinceaux… La VO joue alors beaucoup sur les assonances et le rythme de la scansion – on dirait presque une impro de scat qui partirait en roue libre à la faveur d’une fausse note ou d’un défaut de prononciation. Lors de mon premier jet, j’y suis allée à l’instinct, en plaçant les deux virelangues français les plus courants – en attendant de trouver mieux, pensais-je – : d’abord le « chasseur sachant chasser », puis « les chaussettes de l’archiduchesse » (que Mayoi écorche en « archi-dusèche »)… avant de m’apercevoir qu’ils me permettaient d’enchaîner tout naturellement vers des gags sur lesquels je m’étais pourtant attendue à buter. Je suis particulièrement contente de « l’archi-dusèche » et de ses chaussettes sèches qui semblent tant dégoûter Mayoi ; c’est typiquement le genre d’enchaînement « logique à l’absurde » que ferait un enfant parti dans un délire verbal, et qui en plus permet à Araragi d’ironiser d’un « Quoi, tu les préfères humides ? »

Alors, oui, c’est un texte extrêmement exigeant, qui met nos méninges à rude épreuve, mais c’est ce qui fait tout le sel de notre métier ! Et c’est assez jouissif.

Bakemonogatari T10
© 2018 (story) NISIOISIN / (illustration) OH! GREAT / Lodansha Ltd.

 

  • Durant toute la franchise s’alternent régulièrement les passages comiques, les passages sérieux et graves, les passages tendus, etc. Il est difficile d’y trouver un ton assez uniforme, ce qui peut poser problème en français où le niveau de langage affecte beaucoup le sérieux qu’on prête à une œuvre. Comment avez-vous tenté de gérer ça dans le cas de Monogatari ?

SL : Autant le ton de la série ou d’un épisode pris dans son ensemble semble assez chaotique, autant d’une scène sur l’autre le ton est cohérent.

Partant aussi du fait que beaucoup de personnages ont des phrases convenues qu’il faut reprendre « verbatim » pour conserver le pouvoir de répétition, cela fait que le ton n’est pas trop dur à gérer. Pour ma part, je me mets en phase avec le ton d’Araragi et des personnages, en faisant simplement la séparation entre « Araragi le personnage » et « Araragi le narrateur », c’est là que les variations de ton sont les plus fortes. 

YL : Je confirme, Araragi s’exprime d’une façon différente dans ses dialogues et dans la narration. C’est encore plus marqué dans le manga, car Oh!Great a ajouté certaines répliques au ton plus familier. Après, je ne pense pas que les décalages de ton soient plus un problème en français qu’en japonais. C’est une technique employée par de nombreux auteurs, quel que soit le pays. À la traduction, je prêtais surtout attention à donner une « voix » cohérente et distincte à chaque personnage. Senjôgahara a un ton très sardonique en même temps qu’un langage assez soutenu et aime les phrases alambiquées, Mayoi s’exprime en japonais de façon exagérément polie et emploie des expressions trop sophistiquées pour une enfant, parfois jusqu’à l’absurde avec des erreurs saugrenues. Une des façons dont on a rendu ça en français est de lui faire faire des fautes de langage et donner du « monsieur/madame » aux gens tout en les tutoyant.

MTB : Quant à Kanbaru, elle oscille sans cesse entre flagornerie et drague éhontée, ce que l’on rendra [Note : au moment de cette interview, la traduction de l’arc Suruga Monkey était encore en cours]  en alternant des passages ampoulés avec d’autres plus terre-à-terre, voire graveleux, plus volontiers en phase avec l’adolescente décomplexée qu’elle est en apparence. À l’instar d’Araragi, tous ces personnages sont très « performatifs » dans le fond, et présentent un (voire plusieurs) masque(s), qu’ils tombent parfois… et c’est là le plus fascinant (et le plus délicat) : quand, derrière les piques, les dérapages ou les accès d’obséquiosité, affleure la vulnérabilité de chacun, nimbée d’une surprenante mélancolie.

Je rejoins par ailleurs Yohan sur la question des décalages de ton : non seulement c’est un effet que l’on retrouve souvent en fiction, quel que soit le domaine linguistique, a fortiori dans une comédie aussi grinçante que peut l’être Monogatari, mais… n’en va-t-il pas ainsi, tout simplement, dans la vie? Le tragique côtoie le scabreux, l’aigreur peut laisser la place à la tendresse ; nous jonglons tous entre plusieurs registres de langue suivant l’interlocuteur, et chacun va trouver une parade différente face à ses traumas, que ce soit par le rire, l’agressivité, l’altruisme… Alors, bien sûr, dans cette série, l’effet se trouve amplifié jusqu’à l’absurde, mais dans l’ensemble, il suffit de se laisser porter par la voix des personnages, au premier rang desquels notre narrateur, Araragi, puisque c’est à travers son regard qu’on découvre tout ça. C’est lui, finalement, qui dicte les écarts entre les registres, il suffit de lui rester fidèle, le reste s’harmonise tout seul.

  • De la même façon, en japonais, dans la grande tradition des mangas et animés, chaque personnage a sa propre façon d’appeler le protagoniste : nom de famille/prénom/surnom, souvent avec un suffixe honorifique différent… Comment retranscrire ça en français dans le contexte de Monogatari avec le moins de pertes possibles ?

YL : On ne conserve quasiment jamais les « honorifiques » dans les traductions pro et ce n’est de toute façon pas nécessaire la plupart du temps. Monogatari est un cas assez complexe mais on peut déjà conserver certaines nuances dans les appellations (par exemple, les sœurs d’Araragi vont l’appeler par son prénom, la plupart des autres personnes par son nom), ensuite il y a le tutoiement/vouvoiement, les surnoms et autres appellatifs, le niveau de langage… il existe beaucoup de façons de souligner les relations qui existent entre deux personnes en français.

SL : De fait, il est « impossible » en sous-titrage pro français de souscrire à la convention des honorifiques (-chan, -san, -kun, -sensei). Le pari de ne PAS en utiliser du tout dans un titre comme Monogatari complexifie considérablement le travail, mais par chance c’est resté gérable, soit parce qu’on a pu trouver une façon de transcrire la nuance, soit parce que la nuance n’était pas indispensable.

Malheureusement, pour une traduction « pro » à portée du plus large public, il faut absolument éliminer tout ce qui est trop « private joke » ou qui requiert une connaissance hors de la culture générale. On ne peut pas attendre du spectateur moyen qu’il connaisse toute la complexité des honorifiques japonais, mais ça ne nous empêche pas d’en jouer. Pour l’ordre des noms, vu la question de couleur locale assumée et l’impossibilité totale de renverser l’ordre, nous restons bien entendu sur l’ordre japonais. La question ne s’est même pas posée pour nous. Il est totalement impensable de remplacer toutes les mentions à « Araragi » par « Koyomi ». Cela détruirait complètement le schéma d’interactions entre les personnages, et le fait que Senjôgahara change sa façon d’appeler Araragi, justement, est très lourd de sens.

Pour les honorifiques, il y a notamment un cas qui aura été un petit pari très risqué avec le recul. Ononoki Yotsugi qui appelle Araragi « onii-chan » en apposant le sinogramme du « démon » au « oni« , tout en l’appelant comme un « jeune homme » (terme qui est aussi utilisé pour dire « grand frère » au sens familial, mais fonctionnant aussi pour les cousins, et dénotant surtout l’âge ete un lien de familiarité). Nous avons donc opté pour le plus simple, pensant qu’il valait mieux conserver le double-sens, et avons combiné les deux pour faire « Jeune démon ».

Ce pari aura fini par payer dans Zoku Owarimonogatari quand Ononoki Yotsugi explique dans une chapelle la similitude entre les sinogramme « oni » et « ani« , provoquant un gag visuel quand le vitrail en croix passe au milieu du sinogramme « ani » (grand frère) pour devenir celui de « oni » (démon), et rebondir sur le fait que les japonais appellent les vampires des « démons suceurs de sang » (吸血鬼). Encore une fois, il faut beaucoup de gymnastique mentale, et la capacité à percevoir les pièges potentiels avec les double-sens d’un mot ou d’un sinogramme donné, pour au final choisir l’option la plus adaptée. (Car oui, il y a en plus la contrainte de longueur des sous-titres qui joue dans le choix !)

MTB : Je ne peux qu’abonder dans le sens de mes confrères : se passer des suffixes honorifiques n’est en réalité pas un grand problème, puisque le français dispose de ses propres moyens et codes pour exprimer les différents rapports de hiérarchie, de familiarité, d’intimité, voire d’inimitié… comme toutes les langues, d’ailleurs ! Il suffit de puiser dans sa richesse et d’actionner nos différents muscles linguistiques – c’est l’essence même du travail du traducteur. 

Mais pour prendre un exemple concret, quoique bien moins complexe que celui, passionnant, cité par Stéphane : Sengoku, la collégienne mise en vedette dans l’arc « Nadeko Snake », appelle Araragi « Koyomi onii-chan ». Chacun de notre côté, Yohan et moi sommes rapidement arrivés à la même conclusion, à savoir qu’on ne pouvait évidemment pas lui faire dire « grand frère Koyomi », et qu’un simple « Koyomi » tout court suffirait à suggérer une certaine proximité entre eux, car Araragi précise au début de cet arc que seuls les membres de sa famille l’appellent par son prénom. Quant à la suggestion qu’il représente, aux yeux de Sengoku, un frère de substitution, elle se trouve ailleurs dans les dialogues, dans la bouche d’Oshino. On ne perd donc rien au change, même si on emprunte des voies différentes de la VO.

Et pour en revenir aux suffixes honorifiques, il ne faut pas oublier qu’en japonais aussi, un même suffixe prendra des colorations différentes suivant le contexte et le locuteur : un -chan n’aura pas le même effet suivant qu’il est employé par Araragi ou par Oshino, par exemple. À ce titre, Oshino est un personnage particulièrement amusant à traiter, car c’est sans doute celui qui permet le plus d’expérimentation et de fantaisie dans ce domaine – et contrairement à Stéphane et Yohan, je n’ai pas de contrainte d’espace, aussi suis-je plus libre dans l’élaboration de surnoms ridicules.

 

Kizumonogatari - La Légende de Kiss-Shot
© Pika Roman / NISIOISIN. Illustrations by VOFAN / Kodansha Ltd.

 

  • Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour tout ce qui est du vocabulaire spirituel, comme les noms d’aberrations, les rites et autres noms de lieux typiquement shinto ?  Il s’agit souvent de néologismes, à base de noms d’animaux ou d’esprits traditionnels, donc n’ayant pas de traduction directe mais qui ne peuvent être laissé en japonais car n’évoquant rien. Quel parti prenez-vous lorsque vous en rencontrez ?

MTB : Là encore, le format du roman m’offre sans doute un plus grand confort, dans la mesure où l’on peut facilement intégrer, si besoin, une explication supplémentaire au détour d’un dialogue ou d’une description – même si la plupart des explications sont fournies par les personnages eux-mêmes, car NisiOisiN est très friand de ce genre d’aparté. Et une fois que le lecteur est mis au parfum, il suffit de jongler entre le nom japonais et son équivalent français, suivant les besoins du texte : Oshino va plus souvent ressortir le nom japonais, par exemple, parce qu’il aura tendance à revenir insister sur les jeux de sens et d’étymologie, alors qu’Araragi s’attachera plus volontiers à l’apparence de chaque chimère.

SL : Il faut voir que pour les esprits, aberrations et autres, certains noms sont à la fois envisageables comme des noms communs, et comme des noms propres. Il y a aussi eu tout un héritage avec les précédents traducteurs qui ont posé des jalons, et qu’il nous faut respecter.

Typiquement, on ne dira pas « kyûketsuki » pour « vampire », pas plus qu’on dira « kani » pour « Le Crabe ». En un sens, quand on parle d’une aberration, c’est un nom commun mais utilisé comme un nom propre qui désigne une entité spécifique. Pour les noms de temples ou de rites, par contre, étant donné que Monogatari assume ses racines japonaises et que comme dit plus haut il est impensable de les dissimuler, il faut garder le nom japonais.

De la même façon, on dira « Temple Kitashirahebi » et non pas « Temple du serpent blanc » ; mais il faut guetter l’opportunité de l’expliquer, qui par chance arrive au moment où c’est le plus pertinent, la série étant très verbeuse dans ses explications. C’est typiquement un cas où si on n’a pas la place en sous-titres, on optera pour utiliser l’écran et indiquer la double lecture, étant donné que Monogatari assume le fait que le spectateur fera « PAUSE » pour lire le texte à l’écran. (L’exception étant Kizumonogatari dont la réalisation fut différente à ce niveau, vu l’impossibilité bien entendu de faire « PAUSE » en salle…)

Monogatari est donc l’une des rares séries qui permettrait à un traducteur d’user et abuser de « notes de traduction », vu qu’elle demande déjà de base au spectateur de s’extraire.

YL : Quand des néologismes apparaissent dans l’histoire, ils sont souvent expliqués en détail par les personnages eux-mêmes, avec de copieuses références étymologiques, et ça n’aurait aucun sens de franciser ces explications. 

Pour le crabe, par exemple, on a gardé le mot « omoshi-kani » quand Oshino explique son sens, mais la plupart du temps, les personnages l’appellent simplement « le crabe ». Il faut d’ailleurs savoir que c’est également le cas en japonais : les personnages n’emploient pas toujours les noms complets, ils ont des raccourcis ou des surnoms aussi, et on peut s’en servir en français. Et s’il est souvent impossible de garder les multiples significations du mot (comme le double-sens poids-pensée de « omoi »), rien n’empêche d’en jouer dans les dialogues (l’adjectif « pesant » peut s’appliquer à des choses physiques mais aussi à des pensées). 

  • En parlant de ça, comment le terme “d’aberration” (dans l’anime) ou “d’anomalie” (pour le manga ou le roman) a t-il été choisi pour traduire 怪異 (« kaii ») ? Y avait-il d’autres candidats ? 

MTB : Dans le cas du roman, mon choix d’alterner entre « anomalie » et « chimère » a été influencé par la toute première occurrence du terme 怪異 à laquelle j’ai été confrontée, au début de Kizumonogatari, puisque c’est celui que j’ai traduit en premier. Dans le prologue, Araragi évoque l’aura exceptionnelle de la vampire Kiss-Shot Acerola-Orion Heart-under-Blade, avant de déclarer : 

« J’ai appris plus tard qu’on les appelait, elle et ses semblables, des “anomalies”.

Des anomalies.

Des monstres.

Des chimères. »

Ici, il y a une gradation dans la VO : 怪異 (kaii, anomalie) puis 化物 (bakemono, monstre, où le premier kanji, 化, implique l’idée d’une transformation) puis 人外者 (ningaisha, littéralement « individu non-humain »). C’est tout d’abord ce dernier que j’ai choisi de traduire par « chimère », à la fois pour marquer ici un effet de crescendo dans le fantasmagorique, mais aussi parce qu’avec toutes ces créatures surnaturelles qui peuplent l’univers de Monogatari, il est autant question de métamorphose, d’hybridation physique (ce qui est la caractéristique première de la Khímaira de la mythologie grecque), que d’illusions façonnées par la psyché de chacun (ce qui correspond à l’un des sens étendus du terme chimère en français). « Chimère » avait aussi cet avantage de tirer plus vers le littéraire et la mythologie, ce qui collait bien dans le contexte de Kizumonogatari, où Araragi, subjugué, insiste beaucoup sur l’aura légendaire, ancestrale, de Kiss-Shot, la sublime vampire millénaire. 

Comme par la suite 怪異 revenait souvent dans le texte, et que le français souffre bien moins la répétition que le japonais, il m’a fallu jongler entre différentes traductions ; c’est là que j’ai opéré un glissement pour employer aussi bien « chimère » qu’« anomalie », afin de rendre les différentes nuances de 怪異.

YL : La traduction du manga a été un peu particulière puisque Mathilde et moi-même travaillons en parallèle. Du coup, nous nous sommes fabriqué un guide de style où nous notons tous les éléments de vocabulaire importants (les termes spécifiques, mais aussi les façons dont les personnages se parlent, les expressions récurrentes…) afin de garder une certaine cohésion entre les deux versions. 

Mathilde avait déjà traduit un roman quand je suis arrivé et je me suis donc basé sur ses choix, y compris pour le terme 怪異 (rendu donc tantôt par « anomalie », tantôt par « chimère »). Elle a ensuite pris les miens en compte pour traduire le roman suivant.

SL : « Anomalie » est une possibilité que j’ai envisagée, mais le mot m’aura semblé trop faible pour expliquer à quel point les monstres sont éloignés de la réalité, la pervertissent, et inspirent la peur, la méfiance, le malaise aux humains normaux.

Bref, pour moi les termes sont rangés dans cet ordre : anomalie < aberration < abomination. “Abomination” aurait été trop fort, et “anomalie” trop faible. Là encore, c’est un choix qui s’est validé dans Owarimonogatari, dans le dialogue suivant :

A : Elle s’appelle Oshino Ôgi.

O : C’est bizarre, hein ?

A : Bizarre.

O : C’est mystérieux.

A : Mystérieux.

O : En résumé, c’est suspect. (« ayashii« , utilisant le kanji 怪 utilisé dans « kaii »)

A : Suspect. « Donc aberrant. » (Araragi utilise ici le kanji 異 qui est l’autre partie de « kaii » pour illustrer son raisonnement)

O : C’est bizarre, hein ?

MTB : Je trouve très intéressante cette réflexion sur la faiblesse du terme « anomalie »… car cette relative innocuité fait justement partie des raisons qui ont motivé le choix de ce terme, dans mon cas : si les 怪異 sortent de l’ordinaire et « effraient le bourgeois », représentant l’irruption du surnaturel dans le quotidien, pour Oshino (qui est celui qui enseigne tout le lexique surnaturel à Araragi), il s’agit de déviations de la norme, d’entités qui surgissent là où elles ne devraient pas être. Ce qui est aussi le sens d’« aberration », bien sûr, mais celui-ci prenait, à mes oreilles, une connotation plus scientifique – or, Oshino, notre expert, convoque plus volontiers le folklore, l’imaginaire littéraire et populaire, que les sciences « dures »… 

Quelque part, cette question de la traduction de  怪異 offre un parfait exemple de l’infinie complexité de notre travail de traducteurs : en réalité, « aberration », « anomalie », « chimère » ont tous leur place dans un diagramme de Venn au centre duquel se trouverait  怪異, à l’intersection de ces différentes propositions qui recouvrent chacune des aspects différents du terme original.

YL : A noter d’ailleurs que 怪異 n’est pas un néologisme inventé par l’auteur, c’est un terme assez ancien, littéraire et peu usité, qui désigne ce qui a trait à l’étrange ou au surnaturel. C’est donc un mot plutôt employé de façon adjectivale à l’origine, mais le fait qu’il ait un emploi un peu flou a sans doute permis à l’auteur de se le réapproprier. Je trouve que la traduction « anomalie » rend bien les multiples sens du terme, tandis que « chimère » communique bien le côté littéraire et ancien.

 

[Interview réalisée par e-mail entre mai et juin 2019. Merci à Mathilde, Stéphane et Yohan pour leur disponibilité et leur entrain !]

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